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Yann Philippin (Mediapart) : « Le savoir du café du commerce et le prouver, c’est tout à fait différent »

Propos recueillis par Mathieu Rollinger
Yann Philippin (Mediapart) : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Le savoir du café du commerce et le prouver, c’est tout à fait différent<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Journaliste à Mediapart, Yann Philippin raconte les coulisses des Football Leaks, de leur conception à leur réception. Et derrière ces révélations disséminées un mois durant, c'est une vraie plongée dans un système opaque qu'il décrit.

Bonjour Yann. Tout d’abord, combien de temps de travail et quel effectif nécessite une opération telle que les Football Leaks ?C’est un vrai travail de titan. Au départ, on a récupéré 3,4 téraoctets de données. C’est tout simplement la plus grosse fuite de l’histoire du journalisme. Plus que les Panama Papers ou les Paradise Papers, presque deux fois plus que les premiers Football Leaks. Face à une telle masse de documents, ce sont 80 journalistes qui ont été mobilisés sur huit mois.

Vos données, vous les avez récupérées sous quelle forme exactement ?Il y a de tout. Des mails, des PDF, des tableurs Excel, des présentations Powerpoint, des photos, des vidéos, du son parfois… Ça nécessite un énorme boulot informatique au tout début de l’enquête, rien que pour traiter les données, grâce au moteur de recherche développé par le consortium.

Vous avez travaillé dans le cadre d’un consortium de médias européen, European Investigative Collaborations (EIC). Comment s’est-il formé ?Il s’est construit par affinité, mais c’est Der Spiegel qui en est à l’initiative. Fin 2015, ils ont cherché des partenaires spécialisés dans l’investigation. Ils ont contacté Mediapart en France et on a tout de suite trouvé l’idée superbe. On a réalisé une première enquête collaborative sur le parcours réalisé par les armes des terroristes du 13-Novembre, publiée en mars 2016. Sur un dossier comme les Football Leaks, travailler avec 15 journaux prend tout son sens. Il y a des sujets qu’on a fait seul, notamment les plus franco-français, mais il y en a plein d’autres où des équipes se sont créées. Par exemple, sur l’AS Monaco, j’ai beaucoup travaillé avec mes collègues néerlandais du NRC Handelsblad, puisque le Néerlandais Bernard de Roos est impliqué dans le montage financier utilisé par Dmitri Rybolovlev pour tenter de frauder le fair-play financier.

Les deux premiers mois de l’enquêtes sont des mois de forçats ou de bénédictins. On passe notre temps à chercher dans un moteur de recherche spécial qui a été développé par le consortium EIC.

Y a-t-il une procédure bien définie à suivre avant de publier ces révélations ?Oui, bien sûr. C’est extrêmement long et extrêmement lourd, parce qu’il y a tout un processus d’enquête, de partage, de validation, de transparence vis-à-vis des partenaires. Les deux premiers mois sont des mois de forçats ou de bénédictins. On passe notre temps à chercher dans un moteur de recherche spécial qui a été développé par le consortium EIC. On fait des recherches par mot-clé en fonction des intuitions qu’on a. Il s’agit d’identifier les sujets potentiels sur lesquels on pense qu’il peut y avoir des choses intéressantes, avant de cibler les pistes de façon plus précise et les sélectionner. Une fois les sujets identifiés, on fait une recherche très approfondie en scannant chaque document, en croisant et analysant les données dans des tableaux Excel. Ensuite, on réalise ce qu’on appelle un « Wiki » , qui se présente comme une page Wikipédia sur un site crypté et créé par le consortium et qui contient les faits bruts. On y trouve les références de chaque document qui prouve les informations. Sur cette base-là, on écrit nos articles, et tous les journalistes du réseaux peuvent vérifier ce qu’on a écrit. Pour certaines histoires, on reprend les enquêtes réalisées par d’autres médias du réseau, mais on va à chaque fois fact checker à la source.

Quand vous dites que vous procédez par mots-clés tapés un peu au hasard, j’imagine que vous avez d’abord tapé « PSG » plutôt que « AJ Auxerre » . Ça suppose que vous commencez votre enquête en orientant vos recherches sur des cas suspects ou attendus ?Oh, oui. Le PSG fait partie des mots-clés qu’on a essayés en premier, forcément. C’est le plus gros club français, avec des propriétaires qataris… Mais on ne l’a pas ciblé expressément. En fait, on avait des listes de centaines de mots-clés qu’on avait utilisés pour les premiers Football Leaks. Dedans, il y a tous les clubs, tous les joueurs de l’équipe de France, tous les dirigeants, les principaux agents…

Nicolas Sarkozy aussi ?(Rires.) Non, Nicolas Sarkozy, on l’a trouvé par hasard au cours de l’enquête sur Manchester City.

Notre philosophie, c’est de jouer cartes sur table. Par exemple, le PSG n’a eu aucune surprise. Ils ont reçu 13 pages de questions très détaillées un mois avant publication. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu contester les informations point par point.

Prévoyez-vous un moment de votre enquête pour confronter les personnes visées ou découvrent-ils vos révélations en même temps que les lecteurs ?Évidemment. D’ailleurs, c’est tout un poème. On a confronté des dizaines et des dizaines de personnes. Notre philosophie, c’est de jouer cartes sur table. Par exemple, le PSG n’a eu aucune surprise. Ils ont reçu 13 pages de questions très détaillées un mois avant publication. Ils ne l’ont pas fait, mais s’ils l’avaient voulu, ils auraient pu contester les informations point par point. En l’occurrence, le PSG a joué le jeu et nous a accordé un long entretien. Il faut le signaler. Mais réponse ou pas réponse, la dernière étape avant publication est la validation juridique. On est face à des gens très puissants, très riches, donc les papiers se doivent d’être absolument irréprochables.

Le modèle Netflix, qui donne accès au public à la totalité du contenu d’emblée, montre que le feuilletonnage est un concept révolu. Pourquoi étaler ces informations sur un mois avec ce happening efficace ? Parce qu’il y a trop de choses ! C’est impossible de lire 34 papiers d’un coup. Ça ne tiendrait même pas sur la home page de Mediapart et tous les papiers seraient noyés dans cette masse. Il faut que les gens aient le temps de digérer les choses. Chaque papier doit avoir le temps de vivre. Et puis, il y a une progression : on a commencé avec le fair-play financier et on va passer à autre chose. Il y a une cohérence hiérarchique et thématique dans l’ordre de parution des papiers.

Ce qui m’avait marqué, c’était la petite pointe de cynisme dans votre teaser, où on voyait défiler Platini, Kanté, Mbappé, Sarkozy, avec le message « Vous allez adorer la saison 2 » . Vous assumez cette volonté d’appâter le chaland ? Oui, c’est un clin d’œil. On a fait un travail de fourmis sur huit mois et quand on s’apprête à publier des informations que l’on pense importantes, c’est normal de les mettre en valeur. C’est logique de vouloir attirer l’attention des gens sur un travail de fond.

Le business du football est un business comme un autre, en matière de fraudes, de magouilles, de montages offshore, de circuits financiers opaques.

Quelles sont les différences entre une enquête sur le monde du football et celles sur les milieux économiques et politiques ?Je suis journaliste économique de formation, spécialisé dans les enquêtes politico-financières, et je trouve que ces milieux ressemblent beaucoup à celui du foot. Le business du football est un business comme un autre, en matière de fraudes, de magouilles, de montages offshore, de circuits financiers opaques. D’ailleurs, c’est une grande partie de notre boulot que de reconstituer ces systèmes. Et on y retrouve aussi cette opacité, cette omerta, qui font que les gens répondent très peu. Mais ce qui m’a choqué, c’est qu’il n’y a aucune réaction de l’UEFA, alors qu’on a fait des révélations majeures sur le fair-play financier, une de leur législation interne les plus importantes et qui se retrouve complètement discréditée. Rien, pas même un communiqué de presse…

On savait avant vos révélations que le football est loin d’être propre et on peut être tenté de dire qu’on n’apprend rien de fondamentalement nouveau dans vos révélations. La difficulté serait-elle de faire comprendre qu’elles sont au contraire primordiales ?Ce n’est pas une difficulté, au contraire, c’est la magie et la force des Football Leaks. On a entendu cette semaine le même type de critiques qu’il y a deux ans sur l’évasion fiscale de Cristiano Ronaldo : « Ouais, mais des footballeurs qui ne payent pas leurs impôts, y a rien de nouveau… » Là c’était : « Le Qatar qui finance le PSG, ce n’est pas un scoop. » Mais entre le savoir du café du commerce et le prouver, c’est tout à fait différent. Les détails de la fraude, les montants de la fraude et la manière dont elle a été couverte, ça c’est complètement inédit.

Il y a deux ans, ce sont surtout des fraudes fiscales réalisées par des personnalités du foot (Ronaldo, Falcao, Di María, Mourinho, etc.) qui avaient été révélées. Aujourd’hui, vous tapez sur quelque chose de plus gros, à savoir les institutions. Pourquoi ne pas avoir commencé par ça ?On fait avec les données qu’on a. Et on ne les avait pas à l’époque. Le contenu des leaks est plus axé sur le système. Sur certains sujets, les révélations de la saison 1 ont ouvert quelques portes, mais c’est loin d’être le cas pour toutes.

Votre source, ce fameux « John » , était-elle la même il y a deux ans ? Oui, c’est la même personne qui a fourni les deux jeux de données.

Dans l’édito introduisant ces Football Leaks, vous dites que vos révélations montrent « que la situation n’est plus tenable pour une industrie minée par la cupidité, la triche, les abus de pouvoir et le sentiment d’impunité » . Pourtant, après la saison 1, à part les quelques milliers d’amendes payées par les footballeurs, les choses n’ont pas changé. Le système est toujours le même, et donc ce sentiment d’impunité est toujours présent. Oui, il y a deux ans, il y a eu des sanctions fiscales, notamment en Espagne. Mais sur le plan systémique, tout ce que l’on raconte sur les combines liées aux transferts n’a quasiment pas changé. Ce sentiment d’impunité illustre complètement ce qu’on a écrit sur le cartel des clubs européens et le fair-play financier. On voit qu’il y a une triche massive systémique qui fausse l’équité sportive. On parle ici de milliards d’euros qui sont injectés dans le foot en violation des règles. Le tout dans l’impunité la plus totale. Il y a peu d’endroits où l’instante garante de l’intégrité du jeu, en l’occurrence l’UEFA, est compromise à ce point.

Pour que cela bouge, il faudrait quelqu’un qui se plaigne. À ma connaissance, aucun club n’a déposé une plainte pour violation de l’éthique de l’organisation.

Alors comment faire pour que vos révélations soient suivies d’actes concrets pour empêcher ces dérives ?C’est très compliqué, parce qu’il faudrait que quelqu’un ait le courage de s’y attaquer. Mais le souci, c’est qu’on n’est pas dans le droit des États. Une des spécificités du foot, c’est que cela relève du droit privé. Il y a les règles de la FIFA, les règles de l’UEFA et lorsqu’il y a un litige, c’est un tribunal interne de ces instances qui est sollicité. C’est une justice privée et comme il n’y a pas de délit pénal, cela ne peut pas être considéré comme une infraction. Si vous voulez faire appel, vous vous retrouvez face au Tribunal arbitral du sport (TAS), qui est comme son nom l’indique arbitral. Et c’est seulement en cas de recours que vous verrez un tribunal public : la cour de cassation. C’est pour ça que les débats restent opaques. Pour que cela bouge, il faudrait quelqu’un qui se plaigne. Le fair-play financier fait des victimes : ceux qui n’ont pas recours au dopage financier. À ma connaissance, aucun club n’a déposé une plainte pour violation de l’éthique de l’organisation.

Quand vous percez à jour un scandale politique, du type Bygmalion, vous pouvez susciter une réaction des citoyens dans les urnes. Mais sur ce genre de dossiers, le spectateur-citoyen n’a aucune emprise sur le cours des choses…C’est vrai que les fans ont très peu de moyens pour exprimer leur révolte. Il y a les tribunes ou les réseaux sociaux, mais ça reste restreint. Mais il faut dire aussi que, souvent, ces révélations sont des vérités qui ne sont pas faciles à entendre pour les supporters. On a eu beaucoup de réactions de ceux du PSG, mais ils ne veulent pas voir les preuves que l’on pose sur la table. On s’attaque à quelque chose de sacré pour eux.

Certains supporters du PSG ne veulent pas voir les preuves que l’on pose sur la table. On s’attaque à quelque chose de sacré pour eux.

Mais vous arrivez à les comprendre, ces supporters ?Oui, parce que l’amour qu’il porte à leur club dépasse le rationnel. Nous, on est des journalistes et on se doit de fournir un travail dépassionné. Ce qui m’énerve, c’est quand certains essayent de détourner le débat en disant : « Ah, mais si le PSG fait ça, c’est parce que Manchester City aussi l’a fait et donc ce n’est pas grave. » C’est comme si on disait que si un politique tape dans la caisse, ce n’est pas grave puisqu’il n’est pas le seul. Les gens ont le droit de ne pas être d’accord, mais nous, on souhaite que l’on en reste aux faits. On est prêts à rectifier certaines choses si des gens trouvent une erreur, mais le débat dans le foot est rarement rationnel. Surtout que les critiques qui nous sont adressées sont faites par des gens qui n’ont même pas lu l’article.

Après avoir fait ce genre d’enquête, arrivez-vous encore à croire en la beauté du football ?C’est compliqué, mais le foot conserve quelque chose de magique. Cela ne m’a pas empêché de regarder et vibrer pendant la Coupe du monde ! (Rires.) Nous, on aimerait que nos papiers créent une prise de conscience et qu’il y ait des corrections faites sur les dérives actuelles de ce sport. Il n’y a jamais eu autant d’inégalités dans le foot, et l’équité n’a jamais été aussi faible, même s’il subsiste un peu de la glorieuse incertitude du sport. Regardez le PSG, on en est à se demander s’ils vont perdre un match de championnat d’ici la fin de la saison ! La loi du plus fort est en train de tuer l’intérêt du football.

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