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Tony Chapron : « Ouais, je suis un vieux con »

Propos recueillis par Théo Denmat
Tony Chapron : « Ouais, je suis un vieux con<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

« Enfin libre ! » Oui, mais de quoi ? Dans la biographie qu'il sort ce mercredi 7 novembre, Tony Chapron répond à la question susurrée par son titre, où il n'est même pas question de droit de parole. Aujourd'hui, l'ancien arbitre est libre de penser. Et bon Dieu que ça fait du bien. Première partie d'une interview qui en comporte deux, en compagnie de De Niro, Patrick Dewaere, d'une boulangère et d'un peu de pâté.

« Vous voulez un Pépito ? » Pull bleu fin, crâne blanc comme une coquille d’œuf, bouteille d’eau remplie de sirop de menthe, et gâteaux en surplus, donc. Tony Chapron apparaît d’on ne sait trop où, dossiers sous le bras, paraîtrait qu’il croule sous la promo. Être le premier arbitre français à balancer les dessous du système vous octroie un certain succès. Il sourit à la vue de la Une du dernier numéro de Society : alors, « Tous notés ? » Lui a réglé sa vie en fonction de ce chiffre, balancé à la fin de chacun de ses matchs pendant 25 ans. Quelle était d’ailleurs sa note, ce soir de Nantes-PSG qui mit fin à sa carrière d’arbitre ? Pas très bonne, sans doute. Ça laisse des traces : « À chaque fois que je prends un Uber, ils me demandent de noter le chauffeur, glisse-t-il le nez dans une tasse de café. Je ne le fais jamais, ça me débecte. C’est pas la faute du type s’il y a eu des embouteillages. » Par chance, au rendez-vous, il est arrivé pile à l’heure. Pas une minute en avance, pas une en retard. Le sens du chrono, ça ne se perd pas.


Toute votre carrière, on vous a coupé le sifflet alors que vous l’aviez en main, et maintenant qu’il est rangé dans votre armoire à souvenirs, vous retrouvez la parole. C’est une belle ironie, non ?(Il sourit.) Voilà, on m’a coupé le sifflet, et maintenant je peux l’ouvrir. Il y a des gens qui m’ont interpellé hier dans une émission en me disant : « Oui, mais c’est facile de cracher dans la soupe maintenant que vous êtes parti. » Oui. On peut dire ça. Sauf que quand j’étais dedans, j’ai beaucoup fait bouger les choses.

On se rend compte à travers ce livre que vous avez pris énormément de décisions internes qui vous ont coûté dans votre carrière, notamment internationale. Alors que le public vous voyait comme un suppôt du pouvoir.C’est ça, j’ai pensé collectif. Il y a pourtant des gens qui m’ont prévenu : « Ne pense qu’à ta gueule. Tu vois bien que ça ne fonctionne pas comme ça, c’est chacun pour soi. » Moi, je n’ai pas ces valeurs-là. Et dans ce bouquin, même si je me défends d’abord moi, je défends la cause de l’arbitrage et des arbitres. Ils méritent du respect, et tout au long de ma carrière, j’ai essayé de faire bouger les choses. Et j’en ai pris plein la tronche. Ça a brisé ma carrière. Je l’explique dans le livre : tous ceux qui ont été un jour président du syndicat des arbitres l’ont payé. Tous. L’engagement collectif a toujours desservi les individus. Et c’est terrible parce que ceux qui en profitent sont ceux qui jouent avec le système. Ceux qui jouent perso s’en sortent toujours très bien. Là en privilégiant deux ou trois amis, on tire tout le monde vers le bas.

Vous n’en parlez jamais, d’ailleurs, de votre sifflet. Vous évoquez votre vie, les règles du jeu, vos cheveux, vos vêtements… mais pas lui. C’était qui, pour vous, votre sifflet ? (Il réfléchit.) En fait, c’est un outil dont j’aurais aimé me passer. Un jour, on m’a demandé quel était le match dont je rêvais. J’ai répondu que c’est un match où je n’aurais pas à siffler. Parce que les joueurs joueraient.

Il n’était pas un ami.Non, c’était un outil. Comme les cartons, comme ma montre… C’est vrai que je n’en parle jamais, dans le livre, c’est bizarre.

Vous avez gardé le sifflet de ce Nantes-PSG ?Je ne suis pas fétichiste. Enfin, pas tout à fait. Il y a un truc que j’ai fait et que je continue à faire, c’est une sorte de rituel. À chaque fois que je vais à Londres, je vais dans un grand magasin de sport, Lillywhites, qui fut l’un des premiers à faire un ballon de foot, d’ailleurs. C’est là que j’ai acheté mon premier sifflet. Alors quand j’y retourne, je m’achète un sifflet là-bas. Dont je ne me sers jamais, d’ailleurs. Mais ce sifflet-là doit être rangé dans mes affaires.

Vous n’avez pas une vitrine chez vous : « Ci-gît le dernier sifflet de ma carrière » ? Non. Un jour, un journaliste était venu chez moi et m’avait dit : « En fait quand on vient chez toi, on ne sait pas que t’es dans le foot. » Ben non. Dans la chambre de mes filles, il y a deux petites Coupe de France, une Coupe de la Ligue, un trophée de l’Euro Espoirs et un de la Coupe du monde, et puis c’est tout. Je n’ai pas de chambre à trophées… Ça ne m’intéresse pas.

Vous décrivez votre métier comme celui d’un acteur. Vous êtes sur une scène de théâtre, vous jouez une pièce avec des spectateurs. Est-ce que vous vous êtes déjà inspiré d’un acteur en particulier ?Non, parce que je ne peux pas dégager ça ! Dans le livre, je fais référence aux Valseuses. Pour moi, c’est culte. D’ailleurs, le surnom de l’un de mes assistants, c’est Jean-Claude.

Chapron, pendant une heure et demie, ça va être le pire des salauds, alors que tout le reste de mon temps, je le passais à m’amuser.

Parce que c’est un peu le Gérard Depardieu du truc. Pendant longtemps, nous deux, c’était Jean-Claude et Pierrot, on s’amusait énormément avant les matchs. Si les gens savaient comment on voyait nos missions… En fait, on était heureux de se retrouver autour du match. On mangeait ensemble, on se faisait des bons restos… Ça, c’est la dichotomie. Chapron, pendant une heure et demie, ça va être le pire des salauds, alors que tout le reste de mon temps, je le passais à m’amuser.

Vous ne vous êtes jamais dit : « Le charisme de De Niro dans Taxi Driver, je veux dégager ça. » ? C’est marrant ce que vous me dites là, parce qu’il y a longtemps, je faisais des imitations sur le terrain. Je caricaturais des arbitres. Alors je marchais un peu à la Sergio Leone, parce qu’il y avait un arbitre italien, Roberto Rosetti, qui était comme ça quand il plaçait les murs. Je disais à mes collègues dans l’oreillette : « Attention, je vais faire du Rosetti. » Et à l’international, je faisais un peu du De Niro à la Taxi Driver. Le : « You’re talking to me ? » , je l’ai sorti dans des matchs internationaux, quand un mec venait contester. J’ai lâché des répliques comme ça. Mais bon, ça ne se voit pas de l’extérieur.

Les joueurs pigeaient ?Non, ils devaient me prendre pour un fêlé. Parce qu’on n’a pas les mêmes références. C’est pas pédant de dire ça, on n’a pas la même culture. J’ai des références, ils en ont d’autres, ils auraient pu m’en faire que je n’aurais pas saisi.

Puis au-delà de ça, vous avez fait bac+5, vous êtes thésard…Peut-être oui, mais ça va plus loin. J’ai 40 ans et quelque, eux en ont 20. Je le vois avec mes filles : elles me parlent de chanteurs, de musique, d’acteurs, je ne les connais pas, moi. Et c’est normal. C’est parfois ce choc culturel qui fait que l’on a du mal à s’entendre avec les joueurs, parce qu’on ne partage pas le même univers. D’une part à cause de nos origines sociales différentes, mais aussi tout simplement parce qu’on n’a pas le même âge. Mais c’est vrai que ça me faisait marrer ces imitations… C’était surtout une private joke entre arbitres. Vous savez, arbitrer un match, c’est gérer des moments de tension. C’est tendu. On trouvait des échappatoires comme ça.

Avant d’être arbitre, vous avez été surveillant, puis CPE. Vous racontez que dès vos 20 ans, vous entrez dans un rapport de force avec les joueurs. Vous vous êtes construit toute votre vie dans le négatif, dans le respect des règles et à des postes qui ne sont jamais très populaires, ou aimés. Là, vous aviez l’occasion de tout remettre à zéro, de vivre une autre vie… et vous êtes devenu consultant pour Canal+. Vous qui aimez le voyage, pourquoi ne vous êtes-vous pas barré ?D’abord parce que j’ai une famille. (Rires.) Quand j’étais mal dans plusieurs circonstances de ma carrière, je suis parti en voyage (au Pérou en pleine saison, notamment, N.D.L.R.). Ce sont des espaces de reconstruction pour moi. Mais dans les différents métiers que j’ai exercés, il y a toujours une notion qui me paraît importante, qui est l’éducation et la transmission de valeurs. C’est le respect qui m’importe le plus. C’est une sorte de mantra. Moi, je suis très respectueux des gens, mais je ne supporte pas qu’on ne le soit pas envers moi, ou envers mes collègues arbitres. Mon objectif, c’est de changer le regard qu’on a sur les arbitres. Partir, c’était laisser derrière moi un sentiment d’échec et d’abandon. Je suis un peu bagarreur, vous savez. Dans les mots, hein. (Il sourit.) J’aime bien combattre pour des idées, pour des mots. C’est peut-être mon côté soixante-huitard qui revient. J’aime bien susciter le débat, parfois provoquer.

Alors pourquoi cette tête sur la couverture ? Pourquoi « Itinéraire d’un arbitre intraitable » ? Pourquoi vous jouez le méchant ? La photo, ce n’est pas moi qui l’ai choisie.

Mais vous avez un droit de regard.Oui, et j’ai milité pour une autre. (Il place son index et son pouce aux commissures labiales et mime un sourire.) Je voulais une image souriante. Et… ben, ça ne s’est pas fait. On est restés sur celle-ci. (Il cherche ses mots, comme peiné.) C’est encore une fois jouer sur le décalage : ce qu’il y a sur la couv’ et ce qu’il y a dedans. Peut-être que sur le terrain, on ne m’aimait pas, mais j’espère que ce que j’ai écrit permet de voir le rôle de l’arbitre différemment. Par rapport au sous-titre, une chef d’entreprise que j’ai rencontrée récemment m’a dit : « Moi en fait, je ne vous connaissais pas, j’y connais rien au foot. Mais dans l’image que j’ai de vous, vous êtes quelqu’un qui a une éthique. » Et je me suis dit qu’il n’y avait pas plus beau compliment que de dire ça.

Parce qu’à vos yeux, « intraitable » , c’est un compliment.Oui, parce qu’il n’y a pas de compromis. Je suis un peu jusqu’au-boutiste. Je crois qu’on peut aller au bout des choses. On a plein de bonnes idées, mais dès qu’on les met en place et qu’il y a un peu de vents contraires, on fait demi-tour. Certains marins qui sont partis faire la route du Rhum, là, quand il y a une tempête vraiment grave, ils se mettent à l’abri, mais sinon ils foncent. Moi, je n’ai pas eu peur des tempêtes. Et j’en ai essuyé quelques-unes… J’ai retenu cette phrase de (Pierluigi) Collina qui disait : « Pour être un bon arbitre, il faut savoir être impopulaire. » Bon, moi, j’ai bien appliqué cette théorie de Collina. (Rires.) Je ne sais pas si j’étais un bon arbitre, mais j’étais bien impopulaire, ça c’est sûr.

Il paraît que lorsque vous rencontrez des inconnus, ils mettent environ une minute avant de vous demander votre avis sur l’arbitrage vidéo, et que vous mettez une heure à leur expliquer votre avis. On va donc aborder la question différemment : choisissez une vidéo que vous souhaitez voir apparaître au cours de cette interview. N’importe quoi.Wouah, ça c’est une colle. (Il se marre.)Je vous ai parlé des Valseuses tout à l’heure.

Moi je ne mangeais pas avec les clubs, j’allais à l’hôtel et on s’achetait des chips, du pâté, des rillettes, quelques bières… Ce n’était pas très équilibré comme repas, mais il y avait un côté convivial, chaleureux, puis on débriefait bien le match, en plus.

Ça fera plaisir à mes collègues, parce que c’était un peu un gimmick qu’on avait à la fin des matchs : moi je ne mangeais pas avec les clubs, j’allais à l’hôtel et on s’achetait des chips, du pâté, des rillettes, quelques bières… Ce n’était pas très équilibré comme repas, mais il y avait un côté convivial, chaleureux, puis on débriefait bien le match, en plus. On s’installait, et je ressortais toujours ce passage : il y a un moment où Depardieu et Dewaere s’installent en terrasse au bord de la route, et les flics débarquent. Mais avant qu’ils n’arrivent, Depardieu croque dans son sandwich et dit : « On n’est pas bien là, hein ? Putain merde, tu vois quand on nous fait pas chier, on se contente de joies simples. » Et ça, moi, ça me correspond bien. Quand on ne me fait pas chier, je me contente de joies simples.

J’ai aussi en tête un moment de No Country for Old Men, des frères Coen. Vous connaissez ce film ? C’est un carnage. C’est Tommy Lee Jones le shérif qui traque un taré, c’est d’une extrême violence. Et à un moment donné, il discute à table, et dit : « Le vrai problème de notre société, c’est quand les gens arrêtent de dire « Bonjour madame » et « Bonjour monsieur », mais se contentent de dire « Bonjour ». »

Quand on commence à négliger les petites phrases de respect, tout devient possible, même les pires barbaries.

Ce dialogue est hallucinant, tellement en décalage avec tout ce qu’il y a autour, qui est finalement ramené à un tout petit détail. Et ça colle avec ce que c’est que le respect, en fait. Quand on commence à négliger les petites phrases de respect, tout devient possible, même les pires barbaries. Merci d’ailleurs, de ne pas avoir parlé d’Ibra, mais c’est ça : juste le petit mot. « Please » . C’est simple, c’est basique. Mais putain, si on ne tient plus compte de ces petits mots qui font la vie en société… Ça tient à rien, juste un mot. J’ai une petite qui a deux ans et deux mois. Son kif, quand elle rentre de la crèche, c’est d’aller acheter du pain toute seule. Elle rentre dans la boulangerie, et depuis la première fois, je lui ai dit. Les mots magiques, c’est : « Bonjour madame, je voudrais une baguette, s’il vous plaît, merci. » Elle a deux ans. Et à chaque fois qu’elle sort, je lui demande : « T’as dit les mots magiques ? » Et elle me répond oui. Éduquer, c’est répéter. C’est un effort, aussi, mais c’est tellement agréable… C’est un combat. (Il se marre). Ouais, je suis un vieux con.

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