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Stade de France : Les supporters de Liverpool face à un trauma qui ne se referme pas

Par Thomas Andrei et Quentin Ballue
Stade de France : Les supporters de Liverpool face à un trauma qui ne se referme pas

Manchester City et Liverpool se retrouvent ce jeudi, deux mois après un match terni par des provocations liées à la catastrophe d'Hillsborough. Un drame toujours dans les esprits, d'autant que le 28 mai dernier, le chaos qui a entaché la finale de la Ligue des champions a rouvert les plaies découpées dans la psyché des supporters de Liverpool en 1989. Depuis le printemps, deux Reds présents sur place se sont donné la mort. Si les corps ont été soignés, les esprits restent profondément marqués, encore sept mois après.

Grace Merritt a beau n’avoir que 19 ans, elle peut se targuer d’avoir assisté à plus de finales de Ligue des champions que le commun des mortels. Dans sa courte vie, la jeune femme a vu l’équipe que sa famille supporte depuis des générations l’emporter à Madrid, perdre à Kiev et même triompher, bien avant que le terme remontada ne fatigue tout le monde, face à l’AC Milan, à Istanbul en 2005. Elle n’avait que quatre ans. « Je ne me souviens pas de grand-chose, confesse-t-elle. Mais quand je ferme les yeux, je me rappelle simplement la sensation d’être là, au match. Chaque finale était un bon moment. La police, la sécurité, tout a toujours été parfait. Jusqu’à cette année. » Sept mois après les événements chaotiques du Stade de France, Merritt parle lentement, comme si elle choisissait chacun de ses mots, comme si son cerveau était un pied qui tâtait une eau froide avant d’oser y plonger. Sa voix semble pouvoir se mettre à trembler à tout moment, traumatisée parce ce qui aurait dû être un simple match de football.

« On m’a craché dessus »

Le soir du 28 mai, c’était avec Will, son petit frère de 17 ans, que Merritt espérait voir Jordan Henderson lever sa deuxième coupe aux grandes oreilles. Leurs tickets leur offraient accès à la porte A. À 19h30, quand les fans s’avancent vers un des portiques d’entrée, le personnel du stade leur conseille de se déplacer vers celui où se trouvent les Merritt. La foule devient très compacte et commence à pousser. Au fur et à mesure que la foule s’allonge, progressant lentement vers les tribunes, la pression s’intensifie, jusqu’à ce que « des lads du coin » poussent la jeune femme vers les grilles, au point qu’elle craigne que ses côtes soient broyées contre le métal. « C’était horrible, raconte-t-elle. Je me suis déplacée sur le côté et je me suis retrouvée dans une zone où j’étais encore plus écrasée. Tout est un peu confus, mais on a peu parlé dans la presse de ce que la police a ensuite fait. Ils frappaient les gens avec des matraques. Ils crachaient sur les fans. On m’a craché dessus. Puis ils ont utilisé des gaz lacrymogènes. J’ai vu des enfants et des personnes âgées pleurer. Je ne comprends pas pourquoi nous avons été traités de la sorte. »

Le 1er juin, le média local Capital Liverpool partageait sur Twitter les contusions de Grace qui s’étendaient du haut des côtes gauches jusqu’à sa hanche. Elle ressemblait à une femme battue et assurait qu’elle ne retournerait plus à Paris, et certainement plus au Stade de France. « Même si on m’explique que tout le fonctionnement a changé, je n’y retournerai pas, confirme-t-elle aujourd’hui. Je ne me sentirai jamais assez en sécurité pour y retourner. Je fais encore des cauchemars. Je rêve que j’y suis à nouveau. C’était terrifiant. Quand le documentaire de la BBC est sorti, je n’arrivais pas à regarder. Cela me renvoyait à cette expérience et je n’ai pas envie d’y retourner. » Le plus difficile pour les supporters de Liverpool est peut-être que l’histoire a l’air de s’acharner sur eux. Le père de Grace, également présent au Stade de France, a connu le Heysel et Hillsborough. Son meilleur ami a été blessé. Des personnes qu’il connaissait y ont laissé la vie. « Chaque supporter de Liverpool grandit en connaissant des gens qui souffrent encore, à cause de ces évènements, de dépression et d’anxiété », résume-t-elle. La catastrophe d’Hillsborough fait partie de la vie et de l’éducation de tous les habitants de Liverpool.

Dès que je vois une foule, je me sens inquiète. J’observe les choses autour de moi. Je fais beaucoup plus attention.

Après avoir grandi en entendant ce passé dramatique, Grace a eu peur de connaître un sort similaire. Sept mois après, cette crainte ne l’a pas totalement quittée. Si elle est retournée au stade et continue de suivre les hommes de Klopp à l’extérieur, elle ne le fait plus comme avant. « Lors du déplacement à Tottenham, j’étais inquiète, grimace-t-elle. Je sentais une sorte de panique monter en moi. Dès que je vois une foule, je me sens inquiète. J’observe les choses autour de moi. Je fais beaucoup plus attention. J’expérimente des choses dont j’ai entendu parler toute ma vie. » Ancien membre du directoire de Spirit of Shankly, principale organisation de fans des Reds, Ian Byrne est depuis 2019 élu travailliste de la circonscription de West Derby, qui abrite, entre autres, le quartier d’Anfield et son stade. Lui aussi était à Saint-Denis. Lui aussi était à Hillsborough. Et lui aussi a du mal à dormir. « Au Stade de France, c’est la première chose qui m’est venue à l’esprit : que tout recommençait, assure-t-il, avec une douleur dans la voix teintée de colère. L’organisation policière chaotique, voir les gens écrasés contre les grillages… C’était terrifiant à quel point ça ressemblait à Hillsborough. »

Vivre, ou survivre

Et comme si les événements eux-mêmes ne suffisaient pas, le traumatisme est régulièrement ravivé par des chants cruels ciblant les survivants. Mi-octobre, à Anfield, certains fans de Manchester City ont entonné « Le Sun avait raison, vous êtes des meurtriers » et laissé sur les murs des graffitis faisant clairement référence à Hillsborough. Des agissements condamnés par les deux clubs, City ayant promis de contacter tous ses abonnés « pour répéter que ce type de chant haineux n’a pas sa place » dans le foot et demander à ce que ces comportements soient signalés. « Profondément déçu », le LFC a alors souligné dans un communiqué « l’impact d’un tel comportement sur les familles, les survivants et tous ceux qui sont associés à de telles catastrophes ». Dans un courrier, Ian Byrne a ainsi demandé au ministère de l’Éducation que la tragédie de 1989 soit enseignée dans toutes les écoles du royaume, en soulignant que trois survivants se sont suicidés cette année, dont deux depuis les événements du 28 mai. « Si ce qui s’est passé à Paris n’était pas arrivé, ces deux personnes seraient probablement toujours vivantes, estime-t-il. Elles sont mortes à cause des événements de Paris, qui leur ont fait revivre la terreur d’Hillsborough. » Et les chants n’arrangent rien.

Pour les survivants de Hillsborough, ce ne sont pas juste des chants. Cela pénètre profondément dans la fabrique de ce que nous sommes. On aimerait éradiquer cela. Le seul moyen de le faire, c’est par l’éducation.

« Pour les survivants de Hillsborough, ce ne sont pas juste des chants. Cela pénètre profondément dans la fabrique de ce que nous sommes. On aimerait éradiquer cela. Le seul moyen de le faire, c’est par l’éducation. » Et par la justice. Un levier que beaucoup de rescapés espèrent voir activé via le projet de Hillsborough Law. Son but : rééquilibrer le système judiciaire en aidant financièrement les victimes et leurs familles dans le cas de longues procédures, à l’image de celles qui ont pu suivre Hillsborough, et en instaurant « un devoir de franchise » à l’égard des fonctionnaires. En attendant que le problème soit traité à la racine, il faut accompagner, écouter, épauler. L’une des tâches du Hillsborough Survivors Support Alliance, comme l’explique Anne Eyre, rescapée d’Hillsborough : « Le groupe a été créé par et pour les survivants, pour s’apporter une compréhension et un soutien mutuels, dans un environnement sûr. Avec les incidents de Paris, nous avons mis en place un groupe de soutien sur WhatsApp. Les gens restent connectés de cette manière. Il y a un besoin persistant pour eux d’être liés à ceux qui les comprennent. » Une cinquantaine de personnes font partie de la boucle.

« Il y a toujours de la détresse et de l’inquiétude, certains l’expriment dans notre groupe, et c’est bénéfique de le faire sortir. On sait que parler avec des gens, encore plus des gens qui nous comprennent, ça fait une différence. Beaucoup d’entre nous avaient le sentiment de ne pas pouvoir parler de notre expérience à Hillsborough pendant de nombreuses années parce que même avec leur bienveillance, nos amis et nos familles ne pouvaient pas comprendre. » Le HSA organise également des rencontres physiques entre survivants et soutient financièrement l’accès à certaines thérapies dédiées. Tout cela pour aider les survivants à gérer leur stress post-traumatique, et aller de l’avant. Comme Grace Merritt, qui sourit enfin lorsqu’elle avoue avoir déjà réservé un vol pour Istanbul, espérant que son Liverpool y triomphe à nouveau, le 10 juin prochain. « J’ai peur que ce soit pareil en Turquie, mais Liverpool, c’est ma vie, conclut-elle. J’irai avec des gens qui font en sorte que tout se passe bien, que je sois en sécurité. Je ne peux pas laisser le passé me priver de moments exceptionnels comme une finale de Ligue des champions. »

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