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  • So Foot #168

Yann Gueho, le phénomène oublié du football français

Par Ronan Boscher

De l’avis de tous ceux qui l’ont croisé, il était le prodige absolu de sa génération, capable de reproduire en plein match des gestes dignes de freestyleurs. Courtisé et hébergé par plusieurs centres de formation, dont celui de Chelsea, Yann Gueho, ancien colocataire éphémère de Florian Thauvin, n’avait qu’un défaut : il était allergique aux consignes, et plus généralement à toute forme d’autorité. Une fragilité psychologique à cause de laquelle, au lieu d’empiler les Ballons d’or, il reste comme un phénomène oublié du football français.

Yann Gueho, le phénomène oublié du football français

⇒ Cet article est paru dans le So Foot numéro 168 de juillet 2019 consacré au foot de rue. 

Anne-Marie longe le pignon de son pavillon de Maisons-Alfort (94). Depuis sa cour, elle passe sa main à travers le portillon pour taper la combinaison sur le digicode, placé côté rue. Elle invite à regagner la terrasse et son mari, « Jipé » – ou plus souvent « Paps ». Elle fait les présentations. « C’est Paps à la maison, Pierre pour l’état civil. C’est aussi le prénom de son père, précise-t-elle. Comme sa mère trouvait ça trop alambiqué, elle l’a du coup appelé Jean-Pierre vers ses 3-4 ans. » Mais il y a bien plus compliqué. Les yeux d’Anne-Marie se plissent : « Vous ne pourrez malheureusement pas voir Yann. Il est à Fresnes, jusqu’à fin août. » Yann Gueho, le troisième de leurs six enfants, est incarcéré dans l’établissement pénitentiaire du Val-de-Marne pour outrages et violences contre des policiers du coin (l’article remonte à juillet 2019, NDLR). « Il avait un sursis, et c’est tombé très peu de temps avant la fin du délai », appuie Jean-Pierre, dépité. Yann a demandé à son père de s’éviter les visites au parloir de Fresnes, qui « pue » et est trop exigu, contraignant les interlocuteurs à converser debout. Jean-Pierre se contente donc des vidéos que son fils poste sur les réseaux, dans lesquelles il « enchaîne les jongles par centaines ou des tours du monde avec une orange ». Comme pour se convaincre que ses pieds appelleront encore les miracles.

« Honnêtement, Mbappé ou Dembélé, c’est rien par rapport à lui »

Car, pendant de longues années et depuis ses 5 ans, Yann avait l’habitude de régaler non pas avec le fruit associé au triste quotidien des taulards, mais avec un ballon en cuir. Charenton, US Créteil, INF Clairefontaine, les centres de formation de Lille, Chelsea, Nantes et un peu de Bastia et du Paris FC… Dans sa prime jeunesse, Yann était tout simplement « le 1994 » le plus courtisé d’Île-de-France. « Un phéno », pointe naturellement Anne-Marie, alors que Jean-Pierre, retraité de France Télécom, aime à le qualifier de « champion du monde des détections ». Si les promesses surcotées sont légion, avec l’électron libre Gueho, le terme « phénomène » ne semblait pas galvaudé. « Yann devait être la star mondiale d’aujourd’hui », ose Chris Lybohy, ancien pensionnaire de l’INF Clairefontaine. Sébastien Mpeck-Makendi, de la même promotion, va encore plus loin : « Honnêtement, Mbappé ou Dembélé, c’est rien par rapport à lui. »

Sur le jeu, il arrive à éliminer ses adversaires malgré la contrainte des deux touches de balle. Des feintes de corps, des passements de jambes… J’ai l’impression de voir Ronaldinho.

Mehdi Soufiane, entraîneur adjoint de la réserve du PFC à l’époque

Lors du premier entraînement à « Clairf’ », après le dispatching des chambres, Yann avait mis tout le monde au parfum. « Quand t’es gamin, ces premières sensations sont importantes pour te faire ta place au sein du groupe, rappelle Mpeck-Makendi. On ne se connaissait même pas, et sur son premier ballon, il sort une virgule petit pont. Incroyable. » Dans le club cristolien, la génération 95 a vu éclore le crack Adrien Rabiot, « mais Yann, un an plus vieux, avait des gestes phénoménaux », assure l’ancien coéquipier du“« Duc » Jacky Loko. Nombreux sont les souvenirs de « dingueries » dont le jeune Gueho était l’auteur. Il y a ce combo « sombrero pas de danse » dont a été témoin Chris Lybohy, lors d’un US Créteil-Le Bourget, ou ce genou posé sur le ballon, en sortie de dribble, vu par Sébastien. « Un genre d’étirement du quadriceps, avec une main derrière la tête. » Lors du rebond de la dernière chance, au Paris FC en 2015, après plusieurs mois de cabane, il avait mis le bouillon à tout le monde sur le synthétique du club dès son premier entraînement avec la CFA 2, armé de… baskets à bulle d’air. « Il avait un côté un peu anarchiste dans sa tenue. J’ai compris qu’il sortait de prison, en gros, narre Mehdi Soufiane, entraîneur adjoint de la réserve du club parisien à l’époque. Sur les premiers ballons, je vois un talent que je n’avais jamais vu auparavant. Et pourtant, en Île-de-France, j’en ai vu passer. Sur le jeu, il arrive à éliminer ses adversaires malgré la contrainte des deux touches de balle. Des feintes de corps, des passements de jambes… J’ai l’impression de voir Ronaldinho. Je lui avais dit: “Si tu m’écoutes, dans deux mois, t’es avec la ligue 2.” Mais bon… »

Plus à l’ouest, les esprits nantais de la promotion Rongier et Abdoulaye Touré n’ont pas oublié cet amical contre Angers, à la Jonelière. « Seul face au gardien, il a attendu le retour du défenseur pour lui mettre la misère, avant de marquer », se rappelle Théo Bachelier, portier de l’écurie nantaise. Trois semaines après son arrivée dans le 44, il se fait aussi remarquer lors d’une opposition amicale entre les U19 et la réserve des pros. « Il prend le ballon, dribble tout le monde, et pan, frappe en lucarne de 35 mètres, rejoue Matthieu Bideau, recruteur du club ligérien. Je n’avais jamais vu ça avant, et je ne l’ai jamais vu après. » En impro totale, répondant à ses « inspirations d’instinctif » (dixit Bideau), il faisait du grand rectangle vert son city stade. « C’était du foot de rue, vraiment, résume Jean-Pierre Gueho. À même pas 14 ans, il leur annonçait: “Toi, je vais te mettre un petit pont”, alors qu’il jouait en chaussettes. » Anne-Marie évoque enfin ce coach adjoint des Blues, qui notait dans un cahier le nombre de joueurs dribblés par son fils. « Les gens autour du terrain retenaient leur respiration quand il prenait la balle, sourit-elle avec nostalgie. On attendait tous qu’il se passe quelque chose avec lui. »

Un phénomène incontrôlable

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les parents ont été servis. Beaucoup de choses se sont effectivement passées. Hélas, son talent sans règles ni principes n’a pas permis son éclosion, comme d’autres 94 français bien établis aujourd’hui. Quand Tolisso, Laporte ou Zouma foulent les pelouses européennes, lui croupit en cellule. « Depuis tout petit, Yann a un véritable problème avec l’autorité », se résigne Anne-Marie. Le parcours des quatre années de formation du « phéno » de Maisons-Alfort laisse déjà deviner une certaine instabilité. Mais de là à l’envoyer à l’ombre… D’août 2007 à novembre 2011, il conclut ses aventures à l’INF, aux académies de Lille, Chelsea, puis Nantes avec la même mention sur son dossier : viré. Plus tard, au PFC, malgré une première expérience de la prison et l’âge adulte, il ne lui faut qu’un mois et demi pour vriller à nouveau et insulter son coach. À Clairefontaine, une embrouille avec menaces sur un professeur du collège de Rambouillet l’envoie en conseil de discipline, sept mois après son arrivée. Le directeur de la structure fédérale, André Mérelle, évoque plus pudiquement des « difficultés à écouter les consignes ». Déjà, lors du dernier tour de sélection pour intégrer la pépinière, Yann avait refusé le poste d’arrière gauche qui lui était attribué. « Je le revois les mains dans son short, là, à dire :“Eh ben je ne jouerai pas”, illustre Sébastien Mpeck-Makendi. Ça nous avait scotchés de constater ça à une détection de l’INF. Il a finalement joué devant. Et il a été le meilleur, évidemment. »

Il a mis la classe “CAP métiers du foot” à l’envers. Il nous appelait tous “narvalot”. Entre nous, on le surnommait “PPD”, pour “passera pas décembre”.

Théo Bachelier, ancien camarade du centre de formation du FC Nantes

À Lille, où il n’a tenu que quatre mois, les responsables de l’époque racontent un Yann « en révolte », rencontrant « des soucis pour vivre en collectivité ». Jean-Pierre se fait plus précis et parle d’une altercation avec un autre élève, dont l’épilogue débouchera sur une fracture du gros orteil pour Yann, à cause d’une table – « Il était du genre à aller en cours en claquettes ». À Nantes aussi, c’est sur la partie scolaire que Yann se serait grillé. « Il a mis la classe “CAP métiers du foot’”à l’envers, résume Théo Bachelier. Il nous appelait tous “narvalot”. Entre nous, on le surnommait “PPD”, pour “passera pas décembre”. » Pour son dernier jour à la Jonelière, en octobre 2011, Yann livrera tout de même une agréable surprise. « Ce gamin était paradoxalement attachant, regrette encore le recruteur Matthieu Bideau. Il était allé s’excuser auprès du directeur de l’école. Yann savait qu’il nous quittait pour des raisons scolaires. »

Le père, venu vainement plaider la cause de son fils, pense de son côté que c’est une virée non autorisée avec les joueurs de la CFA de Loïc Amisse, avec qui il s’entraînait souvent, qui a précipité son départ. Reste que les plus gros regrets sont à chercher ailleurs. Après les échecs dans les Yvelines et dans le Nord, la réputation d’ingérable du « phéno » assombrit ses débouchés hexagonaux. Le Mans lui propose bien une scolarité parallèle, basée sur les arts du cirque, mais Yann refuse de crécher en famille d’accueil. Guy Hillion, recruteur des Blues de Chelsea en France, qui, comme il l’a un jour déclaré, « ne bouge que pour les deux meilleurs joueurs de chaque génération », ou « non pas pour les bons, ni les très bons, mais pour les phénomènes », a naturellement Gueho dans le viseur. Nous sommes à l’été 2009. « Il adorait le jeu de Yann, et disait qu’il pourrait repartir de zéro », rejouent les parents. Âgé de 14 ans, le « champion du monde des détections » fait l’unanimité lors d’un test de trois jours. En déroulant le fil de l’histoire, Anne-Marie interroge son mari : « On s’en fout maintenant, on peut le dire, non ? »

Thérapie par le bonheur et emploi fictif

Pour valider le départ du jeune Gueho vers Londres, Chelsea bidouille. « Ils ont simulé un rapprochement familial, en me donnant un emploi fictif à Londres, en me dédommageant de l’équivalent de mon salaire français, en me fournissant une maison à Wimbledon, et en payant les frais de scolarité de nos trois derniers », dévoile madame, cadre administratif dans le milieu hospitalier. Les deux aînés, Mickaël et Tiphany, resteront à Maisons-Alfort avec Jean-Pierre, qui a droit à un aller-retour en Eurostar tous les week-ends. « On avait été très clairs avec eux, justifie Jipé. On ne voulait pas tout risquer pour l’avenir de Yann. S’ils le voulaient, ça devait nous coûter zéro. » Le contrat courant jusqu’en 2015 – mais qui n’est « pas inscrit sur un papier à en-tête Chelsea FC » – est signé dans le Val-de-Marne. Anne-Marie voit là une belle opportunité pour offrir un peu d’aventure et d’expérience à ses plus jeunes rejetons, et une « thérapie par le bonheur » pour le prodige de la famille, au sein d’une des plus grosses structures d’Europe. En septembre 2009, l’affaire Kakuta (Chelsea fut interdit de recrutement pour deux mercatos par la FIFA pour avoir illégalement débauché le joueur du RC Lens) fait les gros titres, et la famille Gueho doit donc rester discrète au sujet des conditions litigieuses d’arrivée de Yann outre-Manche. Pas question de dévoiler les secrets du déménagement à Wimbledon. « Kevin Campello, en charge de la logistique des familles étrangères, nous répétait : “Faut pas dire, faut pas dire”», se souvient la maman.

Les U16 de Chelsea en 2009-2010 avec Yann Gueho, le deuxième en haut en partant de la droite
Les U16 de Chelsea en 2009-2010 avec Yann Gueho, le deuxième en haut en partant de la droite

Pas question non plus de livrer son patronyme aux observateurs présents derrière la main courante. L’aventure en bleu démarre lors d’un stage en Autriche avec la réserve, au contact de Gaël Kakuta et d’un Joe Cole en reprise. Il dispute 25 minutes contre une D1 locale. Puis, de retour à Cobham, il s’attelle à chasser les mauvaises habitudes. Difficilement. Au bout de quelques semaines, Yann écope carrément d’une suspension pour s’être pointé sur le bord du terrain d’entraînement en… Crocs. Plus tard, avec la réserve, il prend une petite leçon entre quatre yeux de la part d’un Ricardo Carvalho de retour de blessure, peu amusé par le petit pont – réussi – du Frenchy. Selon le rapport envoyé par le staff technique aux parents en juin 2010, les progrès enregistrés ont été « sporadiques » mais encourageants. Il doit bosser son pied gauche, son jeu de tête, arrêter d’essayer d’éliminer toute l’équipe adverse, mais il est devenu « plus mature », accepte enfin les charges de travail, la pression physique des adversaires, les décisions arbitrales défavorables et les replis défensifs, « quand il est dans un état d’esprit positif ». Techniquement, sa qualité de dribble, « très agréable à regarder », fait de lui un « match winner ».

Toutefois, rester calme et concentré lui demande « un engagement de tous les instants ». Pour Anne-Marie et Jipé, à qui Yann en a fait voir d’autres, les voyants sont au vert. Les parents observent parfois Didier Drogba chahuter avec leur fils, quand Nicolas Anelka ne l’invite pas à la maison. Malgré tout, Yann n’ira pas au terme de sa seconde saison. En avril 2011, le Francilien s’embrouille avec un collègue lors d’une opposition entre la youth team et la réserve. « Ils ont dû être séparés, se souvient Jean-Pierre, présent ce jour-là. Une semaine après, c’était mort. Il était déjà sur le fil du rasoir. » Sébastien Mpeck-Makendi croit détenir une info : Yann se serait frité avec un joueur russe ramené par le président Abramovitch. Blessé aux adducteurs en avril 2010, l’éternel surclassé vit mal d’avoir à reprendre avec sa catégorie d’âge et prend en grippe ses coachs. « Il devenait un peu parano, soupire Jean-Pierre. Même les pros, après une blessure, reprennent avec la réserve. Yann ne comprenait pas. » À vrai dire, les parents n’éprouvent aucune rancune contre le club londonien, qui a tout fait pour remettre Yann à l’endroit. « Ils ont été classes, en laissant nos autres fils aller au bout de leur année scolaire, malgré l’éviction de leur frère en avril. »

De l’usage de la semelle à la délinquance

Théo Bachelier a une théorie. « Pour moi, un mec qui ne joue que de la semelle, ça cache quelque chose. » Le 29 novembre 2011, le jour de son dix-septième anniversaire, avec un complice et une arme blanche, Yann Gueho braque une parfumerie de Maisons-Alfort, à 500 mètres du domicile familial. Montant du butin ? Trente euros et trente-quatre parfums. Les propriétaires, qui ne porteront pas plainte, reconnaissent le coupable, dont la cagoule n’a caché ni les yeux bleus, ni la voix. Incarcéré dès le 2 décembre à la prison pour mineurs de Fleury-Mérogis, Gueho ne donnera jamais le nom de son acolyte, malgré l’insistance de l’avocat, Maître Stansal. « Un vrai code de rue », fulmine encore Anne-Marie ; « un suicide social », tranchera la juge du tribunal pour enfants de Créteil. Seule lueur d’espoir, il arrive à convaincre la justice, via son agent Housseini Niakaté (qui a aussi géré les intérêts de Mamadou Sakho et Yann M’Vila) d’un projet de réinsertion au SC Bastia, qu’il rejoint en mars 2012. « Il a séjourné quelques semaines avec Florian Thauvin, représenté par Housseini à l’époque », rappelle Anne-Marie. Il ne jouera cependant jamais sous la tunique corse, négligeant sa rééducation après une opération des adducteurs.

Qu’il ne réussisse pas à passer pro ne nous a jamais rendus amers, tout simplement parce que Yann n’avait jamais exprimé le rêve de l’être. Il n’a jamais demandé d’autographes aux Bleus à Clairefontaine par exemple, tout juste leurs crampons.

Jean-Pierre Gueho, père de Yann

Devant son écran, il prend surtout conscience du gâchis quand il voit Nathaniel Chalobah et Toddy Kane, ses anciens potes de promo chez les Blues, dans le car des pros, en direction de la finale de Ligue des champions 2012, remportée par Chelsea contre le Bayern. Les affaires judiciaires s’enchaînent. Le 10 décembre de la même année, avec un jeune de Grigny, il se rend coupable de vol avec violence sur un couple à leur domicile. « Un véhicule Volvo, des bijoux, du numéraire et du matériel hi-fi », précise le PV du jugement. Le 29 mars 2013, il savate des pieds et des poings un homme, avant, quatre jours plus tard, de porter des coups à des policiers de Maisons-Alfort venus l’interpeller. Retour à Fleury jusqu’au 5 décembre 2014. Quatre mois s’écoulent avant une nouvelle rébellion avec violence, en « état d’ivresse manifeste », contre quatre policiers locaux. Cumulé, tout cela chiffre 74 mois de prison, dont 44 de sursis. Sans compter la dernière affaire en cours, épilogue de deux années où il aura additionné les allers-retours en hôpital psychiatrique. Les différents séjours au frais auront aussi changé son langage. « Il utilise du vocabulaire de taulard », s’étonne encore Jean-Pierre, qui a appris par exemple l’existence du mot « cantiner ». « Il avait quand même un peu, avant les incarcérations, un langage de rue, pondère Anne-Marie. Bien plus que les autres enfants de la famille. »

Le syndrome de l’enfant du milieu

Avec le recul, Anne-Marie et Jean-Pierre ont toujours bien du mal à expliquer ce sabordage. La structure familiale est solide, le niveau de vie des parents largement dans la moyenne. Leur fils refusait certes l’autorité, sauf la leur, mais ils n’auraient jamais imaginé le voir un jour derrière les barreaux. « Il n’a jamais été dangereux ou méchant avec ses frères et sœurs », ressassent-ils. L’échec scolaire ? Yann connaissait son alphabet « dès trois ans », était « l’un des plus vifs en maternelle, et un bon élève au primaire ». Dès que les premiers problèmes de comportement sont apparus, au CM2 ou face à l’autorité de ses coachs à Charenton, Yann a été suivi pendant une année par le service de pédopsychiatrie de l’hôpital Trousseau, à Paris – « Merci les RTT du mercredi », blague nerveusement Anne-Marie. Le diagnostic la laisse encore aujourd’hui pantoise. « La psy nous a dit : “Il a le syndrome de l’enfant du milieu”, entre les grands et les petits de la fratrie, resitue la maman. Bon, moi, j’avais pas le cancer, mon mari ne me mettait pas sur la tronche… Être né en troisième sur six méritait-il vraiment une révolte pareille ? »

Alors que les notes chutent au collège, les parents Gueho accueillent avec intérêt le système des classes réduites que proposent les centres de formation. « Qu’il ne réussisse pas à passer pro ne nous a jamais rendus amers, tout simplement parce que Yann n’avait jamais exprimé le rêve de l’être, admet Jean-Pierre. Il n’a jamais demandé d’autographes aux Bleus à Clairefontaine par exemple, tout juste leurs crampons. Le foot, de fil en aiguille, est devenu vraiment sérieux dans sa tête à Chelsea. » Les parents avaient d’ailleurs conditionné leur choix de centres de formation au suivi psychologique de Yann. « À Lille, on m’avait promis qu’il pouvait appeler le psy à n’importe quel moment, mais ce dernier était souvent absent parce que sa femme devait accoucher, s’étrangle Anne-Marie. J’ai l’impression qu’on nous a joué une pièce de théâtre là-bas. » François Vitali, en charge du recrutement des Dogues à l’époque, tente de défendre son ancienne chapelle : « Sur chaque promotion, on fait toujours un ou deux paris. Nous connaissions ses antécédents, nous en avions discuté, mais Yann demandait énormément d’attention, et nous n’étions pas armés pour ça, à l’époque. » Plus fortuné, Chelsea avait anticipé le besoin, en détachant une fois par semaine le head of science des pros, Nick Broad – tragiquement décédé dans un accident de la route en janvier 2013 alors qu’il occupait le même poste au PSG. « Ils s’entendaient bien, tous les deux, concède Jean-Pierre. Nick voyait à travers Yann son propre parcours, un peu bad boy, non formaté. Mais ce n’était pas suffisant. » Toutes ces aides psychologiques se heurtaient souvent au pan « manipulateur » de la personnalité de Yann. Le mot est fort, mais sort de la bouche des parents : « Il répétait souvent, après ses entretiens : “Je leur ai dit ce qu’ils avaient envie d’entendre.” »

« Je n’étais pas un bon public pour lui »

Difficile ne pas y voir un ingrédient nourrissant l’ego du « phéno », capable de tout. « Aucun sport ne lui aurait résisté », juge son père. À 5 ans déjà, alors qu’il jouait en club au tennis et enchaînait les victoires, il n’avait pas supporté sa première défaite. « Il est resté prostré sur le court, a vomi, puis s’est relevé, avant de demander quand il pourrait affronter de nouveau ce joueur », décrit Anne-Marie. Le vainqueur du jour prendra sa tôle quelques semaines après. Avec le ballon rond, il nourrit une certaine soif de reconnaissance. Il est par exemple flatté de retrouver un point de chute après chaque éviction. Il le sera aussi à Fleury. Les matons vérifient sur Google le pedigree de leur nouveau pensionnaire et lui offrent un traitement adapté. « Un certain temps est normalement nécessaire pour intégrer les activités sportives là-bas, éclaire Anne-Marie. Si la norme était d’une séance par semaine, lui avait le droit d’y aller tout le temps. Alors tant mieux pour lui, mais quelque part, ça me heurte, ces privilèges parce que t’es bon au foot. » L’équipe de la prison s’était même payé une CFA lors d’un match amical.

Être un phénomène du piano n’octroie aucun statut dans la cour ou dans la rue, mais le foot, si… Tu te sens rapidement le roi du pétrole. Ce n’est pas très juste.

Anne-Marie Gueho, la mère de Yann

Au passage, l’hypothèse de l’influence des mauvaises fréquentations n’expliquerait pas ses déboires judiciaires. « C’est plutôt lui le leader, balaie son père. On l’a constaté : dans la vie de tous les jours, ce sont les gens qui sont à son service, et non l’inverse. » Et pour cause : dans la rue, son talent lui a donné du crédit. « Être un “phéno” du piano n’octroie aucun statut dans la cour ou dans la rue, mais le foot, si… Tu te sens rapidement le roi du pétrole. Ce n’est pas très juste », estime Anne-Marie Gueho. Peut-être Yann pensait-il aussi mettre son clan financièrement à l’abri ? Fausse route, une nouvelle fois. « On ne lui a jamais mis la pression, coupent les parents. Notre vie était faite, on avait une maison, ça n’allait rien changer, même s’il le pensait. » Jean-Pierre concède tout de même avoir arrêté de se rendre systématiquement aux matchs de son fils. Son passé de handballeur de niveau national, et ses souvenirs de discipline dans les replis défensifs, par exemple, remontaient de façon trop « virulente » quand il voyait son Yann traîner la patte. « Je n’étais pas un bon public pour lui, je le desservais, admet-il. Je m’en foutais qu’il devienne pro ou pas, mais ça me rendait fou de ne pas le voir se donner à fond, avec les capacités qu’il avait. C’était terrible. Selon moi, la valeur du sport, c’est de donner tout ce que tu as à donner. »

Lorsqu’ils s’attardent sur l’évolution des autres frères et sœurs, la trajectoire autodestructrice de leur troisième enfant leur est incompréhensible. L’éventualité de la fratrie trop nombreuse pour assurer une bonne éducation à tout le monde a également du plomb dans l’aile. Les divers formateurs ayant pu échanger avec les parents Gueho parlent tous d’une « bonne famille, bien éduquée ». Par exemple, Mickaël, l’aîné, est responsable d’exploitation dans une société pharmaceutique. Tiphany, titulaire d’un master 2 en communication, s’épanouit dans son travail. Anne-Marie confesse que la famille n’aurait pu s’ouvrir sur le sujet il y a quelques mois. Mais aujourd’hui, après les thérapies familiales, les Gueho souhaitent avancer. « Même si, pour ses petits frères, il reste un dieu, pour les gens à l’extérieur, c’est le gars qui fait régulièrement de la prison. Quelque part, sans faire les Bisounours et nier ses bêtises, on souhaitait aussi faire savoir qu’il avait effectivement été un phénomène. » Les parents imaginent que le plus dur est désormais passé. Yann prendrait conscience qu’il est en train de manquer des moments importants de la vie de famille, comme les funérailles à Belle-Isle des grands-parents paternels. Il souhaite arrêter le cannabis, dont il est devenu dépendant dès sa première incarcération. À l’inverse des procédures précédentes, les parents ont volontairement cessé de recourir aux services de Maître Stansal – « À quoi sert d’embaucher un ténor du barreau avec un client qui se saborde ? » – pour laisser faire un commis d’office. Ils espèrent que cela agira comme un déclic, afin que leur fils se responsabilise. En tout cas, Jean-Pierre y croit. « Moi, je suis un fan de Yann. »

Dans cet article :
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Par Ronan Boscher

Tous propos recueillis par RB, sauf Guy Hillion tirés de Europe 1 et Ouest-France

Article publié dans le So Foot #168 de juillet 2019

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