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Macédoine Direction

Par Julien Duez, à Skopje
Macédoine Direction

Jour-J en Macédoine du Nord : le pays de Goran Pandev s’apprête à se jeter dans le grand bain de son tout premier tournoi international en affrontant l’Autriche ce dimanche (18h). Pas favoris du tout, les Risovi (Lynx) ont cependant déjà accompli quelque chose de grand : unifier le pays autour d’un symbole commun et incontestablement macédonien. Même si, comme souvent, le football seul ne suffira pas à régler tous les problèmes de l’ex-République yougoslave.

De la qualification historique de la Macédoine du Nord à l’Euro 2020, le 12 novembre dernier face à la Géorgie, Magdalena Spasovska garde avant tout en mémoire une image qui a fait le tour du pays : celle de Goran Pandev enlaçant Eljif Elmas. Une scène de joie qui n’a a priori rien d’exceptionnel, mais qui, symboliquement, vaut mille mots. Et pour cause : « Pandev appartient à l’ethnie slavo-macédonienne, tandis qu’Elmas est turc. À eux deux, ils ont représenté une union que l’on ne retrouve pas forcément au quotidien dans la société », sourit la jeune femme entre deux gorgées de café. À quelques mètres de la terrasse où elle reçoit, se trouvent les bureaux de Takt, une ONG qu’elle préside et dont la mission principale est de se servir du sport pour bâtir des ponts entre les communautés. Magdalena sait donc de quoi elle parle. Et c’est tant mieux, car vu de l’extérieur, la Macédoine du Nord est un pays qui ne dit pas grand-chose aux étrangers. Tout au plus sait-on qu’il s’agit d’un État balkanique, indépendant depuis 30 ans après avoir été une république constitutive de la Yougoslavie socialiste et que son appellation a officiellement été modifiée en 2018 afin d’apaiser les tensions qui l’opposaient à son voisin grec, lequel revendique l’usage exclusif du nom « Macédoine » .

Salade complexe

Mais au fond, que sait-on des Macédoniens eux-mêmes ? « Notre pays compte deux millions d’habitants répartis en de nombreuses ethnies, déroule Magdalena : les Slavo-Macédoniens donc, qui sont majoritairement orthodoxes, les Albanais, plutôt musulmans, mais aussi les Turcs, les Serbes, les Roms, les Valaques… » Un mélange de peuples qui prouve que la Macédoine porte bien son nom, en tout cas si l’on se réfère à l’analogie culinaire qu’on lui prête en français. Un mélange inégalement réparti aussi, à l’image des autres populations qui constituent le reste des Balkans occidentaux : pour faire simple, les Slavo-Macédoniens représentent environ 65% de la population, les Albanais, un peu moins de 25% et le reste se partage les miettes. « Forcément, cela se ressent dans la société. Historiquement, les Albanais se sentaient déclassés, car les Slavo-Macédoniens avaient le plus de visibilité et des postes bien plus avantageux, notamment dans la politique et l’administration. » Un déséquilibre qui s’est logiquement retrouvé au sein même de l’équipe nationale de football. « Après l’indépendance de 1991, on pouvait carrément parler de l’équipe nationale slavo-macédonienne », confirme Ivan Anastasovski, maître de conférence à l’université Saints-Cyrille-et-Méthode de Skopje. « Cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas de bons joueurs albanais, mais ils n’étaient tout simplement pas appelés en sélection. Dès lors, il était difficile pour les minorités ethniques du pays de se reconnaître dans une équipe qui ne les représentait pas. »

Et le professeur Anastasovski de rappeler la complexité du concept d’identité au sein des États balkaniques, qui plus est pour un citoyen d’Europe occidentale lambda : « En Yougoslavie, nous possédions tous un passeport yougoslave, mais nous avions également notre identité macédonienne. Aujourd’hui, nous avons un passeport macédonien, mais nous conservons une appartenance à un groupe ethnique propre et reconnu par l’État. » Pour schématiser, on pourrait établir un parallèle avec ces Flamands qui, bien que détenteurs d’un passeport sur lequel est inscrite la mention « nationalité belge » , préfèrent se définir comme « Flamands » , plutôt que comme « Belges » . Illustration avec Faton Zylbehari, journaliste sportif qui officie également comme attaché de presse de la fédération macédonienne de football (FFM) et du KF Shkëndija, récemment sacré champion de D1 et basé à Tetovo, la capitale informelle de la communauté albanaise : « C’est simple : je ne me sens pas albanais, je suis albanais. Vous comprenez ? J’ai la nationalité macédonienne, je travaille au service du football macédonien et j’en suis fier, il n’y a aucun problème avec ça, mais mon sang est albanais. Mon ethnie, c’est mon identité. »

Elmas et Bardhi, Albanais de Macédoine

Sélection de substitution

Quand on rappelle à Faton que la Macédoine du Nord s’apprête à disputer son premier tournoi international, on serait naïvement tenté de lui demander quel pays il supportait par le passé. Une question à laquelle l’intéressé répond tout de go : « L’Albanie. C’était le cas en 2016 pendant l’Euro en France par exemple. Je supporte tous les Albanais, quels qu’ils soient. C’est pourquoi j’ai de la sympathie pour le Kosovo, mais aussi pour la Suisse de Xhaka et Shaqiri. Mais pour moi, ce n’est pas incompatible avec le fait d’avoir la nationalité macédonienne. » Cependant, cette double identité ne concerne pas que l’ethnie albanaise. « Je viens d’une ville qui s’appelle Koumanovo, non loin de la frontière serbe, abonde Ivan Anastasovski. Là-bas, les couples mixtes sont nombreux et beaucoup supportent la Serbie quand la Macédoine ne joue pas. Chacun a son équipe de substitution ! »

Pourtant, le but de Pandev face à la Géorgie a fait entrer le pays dans une nouvelle dimension. « Historiquement, la Macédoine a toujours été le parent pauvre du football yougoslave. On n’a eu que peu de stars qui ont porté le maillot de la sélection, et le plus célèbre, Darko Pančev, a eu son heure de gloire lorsque le pays a éclaté, rembobine l’universitaire. Cela fait 30 ans que la génération qui n’a connu que l’indépendance attendait de vivre un moment comme celui-là, et Pandev le lui a offert en nous qualifiant pour l’Euro. À ce titre, je pense qu’il est encore plus fort que Pančev. J’ose même le dire : c’est un Alexandre le Grand moderne ! Grâce à lui, tout le monde se sent macédonien et supporte la Macédoine, alors que ce n’était pas le cas avant. » Plus fort encore, la sélection aurait, malgré elle, aidé à faire émerger une identité nationale dont les contours étaient jusqu’alors relativement flous. Et celle-ci se veut désormais profondément inclusive, réparant ainsi pas à pas les erreurs du passé.

Plus forts ensemble

Contrairement aux autres ex-Républiques yougoslaves, la Macédoine est la seule dont l’indépendance n’a pas été suivie d’une guerre inter-ethnique. Aujourd’hui, à défaut de vivre en parfaite harmonie, les différentes communautés cohabitent dans une relative indifférence. Cela n’a pas toujours été le cas. En juillet 2001, faisant suite à la guerre du Kosovo, des milices albanaises se lancent dans une insurrection armée, et le pays est sur le point de basculer dans la guerre civile. Mais une solution à la crise est trouvée sept mois plus tard à travers les accords d’Ohrid (une station balnéaire située à la frontière albano-macédonienne), qui, grâce à une médiation de l’Union européenne et des États-Unis, permettent aux minorités nationales d’obtenir davantage de place dans la société dès lors qu’elles représentent plus de 20% de la population. Une seule répond aujourd’hui à ce critère : la minorité albanaise, dont la langue bénéficie aujourd’hui d’un statut officiel. « Globalement, les accords d’Ohrid constituent une avancée très importante pour le pays, analyse Magdalena Spasovska, elle-même appartenant à l’ethnie slavo-macédonienne. Mais cela n’a pas arrangé tous les problèmes du pays pour autant. Si notre ONG existe, c’est justement parce que les différentes ethnies continuent de vivre majoritairement séparées les unes des autres. Quand j’étais petite, à l’école, nous avions des classes mixtes. Depuis, les Albanais ont droit à leurs propres écoles, où les cours sont dispensés dans leur langue. C’est un avantage pour eux, c’est sûr, mais dans le même temps, cela a contribué à nous éloigner un peu plus les uns des autres », regrette cette Skopjote de naissance.

Au siège de la FFM, à Skopje

Sur le plan du ballon, et pour poncer une nouvelle fois l’adage selon lequel le football est le miroir de la société, les accords d’Ohrid sont venus casser progressivement le caractère quasi exclusivement slavo-macédonien de la sélection nationale. « Le football a pris le train de l’histoire en marche. Petit à petit, les dirigeants ont compris que pour progresser, il fallait intégrer les meilleurs joueurs du pays, peu importe leur ethnie, pose Ivan Anastasovski. Et celui qui l’a compris mieux que personne, c’est Igor Angelovski, le sélectionneur actuel. Il a composé une équipe mixte qui est à la fois performante sur le terrain, mais aussi représentative de toute la population macédonienne. C’est du jamais-vu ! »

Et le professeur de rappeler que l’identité nationale est plurielle, loin de la politique ultra-nationaliste menée par le parti VMRO-DPMNE, resté au pouvoir pendant plus d’une décennie avant d’être remplacé en 2017 par les socio-démocrates pro-européens du SDSM, le parti de l’actuel Premier ministre Zoran Zaev. « Pour le VMRO, l’identité nationale, c’était plus ou moins Alexandre le Grand sur son cheval, point barre. Ils ont matérialisé artificiellement cette idée en construisant des bâtiments dont l’architecture copie le style antique et en érigeant à tour de bras des statues de personnages historiques dans le centre de Skopje. Mais on ne va quand même pas reformer la Macédoine sur la base de frontières qui n’existent plus depuis des siècles ! Notre identité, c’est celle de la Macédoine actuelle ! Ce n’est pas forcément facile à expliquer, mais cela prend forme petit à petit. »

Un chantier loin d’être terminé

Preuve que l’équilibre des forces est en train de changer au sein de la société macédonienne, la présence de trois clubs albanophones dans le top 4 du classement du dernier championnat. « Il y a 25 ans, c’était inconcevable ! » s’exclame Anastasovski. L’élection de l’Albanais Muamed Sejdini à la tête de la fédération en 2018 (avant d’être réélu pour quatre ans au mois de mars dernier) laisse à penser que le football macédonien constitue un véritable moteur d’intégration au sein de la société. « Nous sommes la seule fédération sportive du pays à être totalement indépendante du gouvernement, claironne Faton Zylbehari. Cela nous vaut quelques frictions avec eux, notamment parce que nous n’avons pas inclus l’appellation « Macédoine du Nord » dans notre dénomination officielle. Sauf que cela ne changera pas. Au quotidien, le peuple continue de parler de « Macédoine », il n’y a pas de raison que nous fassions autrement. Sejdini a beau être albanais, il travaille pour tous les clubs. Depuis son élection, il n’y a pas une municipalité où il n’a pas investi pour développer les infrastructures footballistiques. Je vous le dis : si la politique fonctionnait comme nous, le pays ne serait pas là où il en est aujourd’hui. »

Muamed Sejdini, président de la FMM

En attendant, le chantier est loin d’être terminé. Si le football peut se targuer d’être un exemple en matière d’identité et de développement, les autres disciplines ont encore du mal à suivre : « Grâce aux résultats de l’équipe nationale et aux deux Ligues des champions remportées par le Vardar Skopje, le handball est une discipline dont la popularité est quasiment équivalente à celle du foot. Mais dans la rue, ce n’est pas au hand que jouent les gamins », illustre Magdalena Spasovska. « Les Albanais restent ultra-minoritaires dans les autres disciplines, abonde Ivan Anastasovski. Que ce soit en basket, en handball ou en volley, ils n’ont pas de clubs à eux qui évoluent au plus haut niveau. » À cela s’ajoutent d’autres problématiques extra-sportives dans lesquels le pays est toujours englué : parmi elles, l’adhésion à l’Union européenne, les 16% de chômeurs et les rumeurs selon lesquelles un quart de la population aurait quitté le pays depuis le dernier recensement effectué il y a vingt ans. Autant de plaies que l’Euro 2020 pourrait venir panser le temps d’un été.

Pour tout le monde, ou presque : « La sélection, je n’en ai rien à foutre. L’Euro, je ne le regarderai pas. En tout cas, pas pour supporter la Macédoine. » Posé dans le call-center skopjote où il travaille pour le compte d’une société allemande, Arben ne mâche pas ses mots. Quand il ne répond pas au téléphone assis derrière son bureau, le jeune homme officie comme capo des Shvercerat (les contrebandiers en VF), le groupe ultra du KF Shkupi, le club albanophone de Skopje. Pour Arben, comme pour les membres de son groupe, seule compte la Grande Albanie, un territoire ethniquement homogène et qui engloberait des parties du Monténégro, du Kosovo, de la Serbie, de la Grèce et de la Macédoine. « Il n’y a que là-dedans que je me reconnais. Tout le reste, ça ne compte pas, même s’il y a des joueurs comme Alioski ou Bardhi qui jouent avec la Macédoine du Nord. C’est pour cela qu’en 2016, on a suivi l’Albanie. Et si elle s’était qualifiée cette année, on aurait recommencé. Je comprends que cela puisse paraître difficilement concevable pour vous, mais honnêtement, vous ne pouvez pas comprendre si vous n’êtes pas albanais. » Arben le reconnaît cependant, la sélection a réussi à unifier la population. Mais en partie seulement. À l’échelle des clubs, les différences ethniques restent palpables, et il y a fort peu de chances qu’un Slavo-Macédonien ne se mette à suivre une équipe albanaise et inversement. Qu’à cela ne tienne, les conquêtes d’Alexandre le Grand ont duré plus d’une décennie. Goran Pandev et ses soldats ne sont plus à ça près.

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Par Julien Duez, à Skopje

Photos : JD et IconSport.

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