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  • Ballon d'or 2018

Luka Modrić, le dernier des romantiques

Par Maxime Brigand et Paul Piquard, à Zagreb et Split, avec Antoine Donnarieix et Aquiles Furlone
Luka Modrić, le dernier des romantiques

Finaliste de la dernière Coupe du monde avec la Croatie et triple champion d'Europe en titre avec le Real, Luka Modrić a été élu lundi soir Ballon d'or pour la première fois de sa carrière, signant au passage la fin de l'ère Cristiano Ronaldo-Messi. Retour sur la route d'un casque bleu du foot.

Luka Modrić

Né le 9 septembre 1985À Zadar (Yougoslavie)
MilieuClub : Dinamo Zagreb(2003-2008), Zrinjski Mostar (2003-2004), Inter Zaprešić (2004-2005), Tottenham Hotspur (2008-2012), Real Madrid (depuis 2012)Palmarès : Championnat de Croatie (2006, 2007, 2008), Coupe de Croatie (2007, 2008), Supercoupe de Croatie (2006), Championnat d’Espagne (2017), Ligue des Champions (2014, 2016, 2017, 2018), Coupe du monde des clubs (2014, 2016, 2017), Supercoupe d’Espagne (2012, 2017), Coupe d’Espagne (2014), Supercoupe de l’UEFA (2014, 2016, 2017), Finaliste de la coupe du monde 2018, Ballon d’Or (2018)Pavard a frappé, Mbappé a brillé, N’Golo s’est époumoné et la France l’a gagné. Pourtant, ce mondial étrange aura aussi été un voyage sur la naissance d’une équipe et la structuration d’un mythe. Le 6 juillet 2018, veille du quart de finale du mondial entre la Croatie et la Russie, pays hôte du dernier banquet international, Alen Bokšić, un type qui possède deux-trois notions en élégance, ouvre son cœur : « Moi, c’est simple, je suis amoureux de Luka Modrić. » Qu’est-ce que l’amour dans le foot ? À quoi peut ressembler le coup de foudre sur 7266 mètres carrés de pelouse ? Peut-être à la fin d’une prolongation, à écouter Jorge Valdano, champion du monde 1986 et ancien directeur sportif du Real Madrid. « Là, frustré par sa dernière tentative, il s’est agenouillé. J’aurais voulu faire une statue en l’honneur de ce joueur, à ce moment précis. On la placerait sur tous les terrains du monde entier, avec cette simple phrase :« C’est ainsi qu’on joue au football, c’est ainsi qu’on vit le football. » » Ce soir-là, la Croatie se qualifie au terme d’une séance de tirs au but suffocante avant une glissade connue de tous, lors d’une finale où la troupe de Zlatko Dalić était certainement une jambe au-dessus des Bleus de Deschamps dans le fond, le réalisme froid en moins dans la forme. Peu importe, l’histoire s’est écrite, et Zagreb aura malgré tout organisé une fête pour ses héros, et ce, même si le sélectionneur croate avoue que « la peine ressentie au sujet de cette défaite ne s’estompera jamais » . Une image entre les cotillons : celle du capitaine de la sélection à damier, Luka Modrić, gueule trempée, regard vide, élu à Moscou meilleur joueur du mondial. Paradoxalement, le grand perdant de la finale est aussi le grand vainqueur de la compétition. Et pour cause : il a ramené le foot à sa dimension de sport collectif. « Modrić a engendré un miracle : celui de faire respirer le mouvement, donnant au ballon la vitesse nécessaire, peu importe son positionnement sur le terrain, philosophe Valdano. D’un coup, on découvre que l’espace et le temps existent. Qu’on avait seulement besoin de quelqu’un de sa trempe pour les faire renaître. Quelqu’un qui sait jouer au football. » Quelqu’un qui aura aussi tourné plus de quinze ans dans le circuit avant d’être rattrapé par les récompenses individuelles. Fin août, quelques minutes avant le tirage au sort de la phase de poules de la Ligue des champions, le milieu du Real Madrid est ainsi élu meilleur joueur UEFA de l’année devant son ex-coéquipier Cristiano Ronaldo et Mohamed Salah, au bout d’une saison où il aura croqué pour la troisième année consécutive dans la coupe aux grandes oreilles. Il n’en fallait pas plus pour faire naître la rumeur d’un Modrić arrivant sur une scène parisienne au mois de décembre, costume cintré, cravate trop large, raie au milieu, un Ballon d’or sous le bras. Ce qu’il a fait, avec un sourire gêné, lundi soir, au Grand Palais.

« Ce n’était pas extraordinaire, c’était simplement différent »

C’est l’idée, depuis le premier jour. Comme si tout était écrit d’avance, comme si le Luka Modrić « artiste » était avant tout resté le gamin qui tuait le temps dans les couloirs d’un hôtel pour réfugiés de Zadar, au début des années 1990, au milieu de la guerre qui déchirait alors les Balkans.

J’aurais voulu faire une statue en l’honneur de Modrić. On la placerait sur tous les terrains du monde entier, avec cette simple phrase : « C’est ainsi qu’on joue au football, c’est ainsi qu’on vit le football. »

Celui sur qui le directeur de l’établissement, Slavko Pernar, a un jour posé les yeux, restant scotché avant d’appeler son pote Josip Bajlo, alors directeur sportif du NK Zadar, pour qu’il « vienne voir » . « Là, je bois mon café et je regarde ce gosse, à la fois maigre et rapide, rembobine-t-il. Ce n’était pas extraordinaire, c’était simplement différent. » Le jeune Luka est alors arrivé à l’établissement Kolovare quelques jours plus tôt, n’est pas scolarisé, et pionce dans l’une des quatre chambres réservées au deuxième étage de l’hôtel par les dix membres de la famille. Nous sommes en septembre 1991, et le clan Modrić vient de laisser derrière lui son village, Modrići, où il ne reste aujourd’hui plus grand monde et plus grand-chose. La raison du départ est simple : les milices serbes ne sont qu’à quelques kilomètres, il faut rejoindre Zadar, située le long de la côte dalmate, pour se protéger. Quelques mois plus tard, le grand-père, Luka Modrić Sr., montera sur les collines avec son bétail et ne reviendra jamais, brutalement assassiné. Que reste-t-il de tout ça ? « Je pense que ce que j’ai vécu enfant m’oblige à ne pas faiblir » , racontait au printemps dernier celui qui décrivait à la veille de sa première finale de Coupe du monde sa route comme « un ensemble d’obstacles semé d’embûches et bourré de luttes, avec des hauts, des bas » . Le tableau qu’il faut se dessiner est alors celui d’un fils de soldat, dont le père est régulièrement envoyé au front, situé à quelques kilomètres à peine des limites de Zadar, et dont la famille tire la langue à chaque fin de mois pour manger. Stipe Modrić n’est souvent là que quelques jours par semaine, mais cherche à trouver un défouloir pour un Luka décrit comme hyperactif. « Avec mon père, nous allions tous les jours au terrain, se souvient le n°10 de la sélection croate. Il m’a tout appris. Il voulait toujours passer du temps à jouer au foot avec moi. Il exigeait que je fasse ce geste ou un autre et me disait ce que je pouvais faire lors de chaque compétition. »

Enfant, celui qui n’est alors physiquement qu’une brindille touche également au tennis et au basket, ce qui lui sera interdit quelques années plus tard après une entorse subie en pleine pré-saison. Comme beaucoup de penseurs du jeu avant lui, Modrić a le don de maîtriser le ballon quelle que soit la discipline, mais avoue pourtant que « seul le foot » trouvait grâce à ses yeux. Mieux, il n’a « jamais imaginé faire autre chose » . Mais comment faire justement ? Lorsque la paire Pernar-Bajlo l’invite à venir participer au premier entraînement de sa vie, à la rentrée 1992, Luka Modrić hésite et « ne sait pas s’il peut » . Le doute est financier, mais le père pousse le fiston, qui empilera finalement pendant plusieurs années les allers-retours à pied, quatre fois par semaine, pour rejoindre des terrains dont les alentours sont souvent le point de chute d’obus. Déclic et point de départ, le petit format trouve rapidement sa place en meneur de jeu, et devient aux yeux de son premier coach au NK Zadar, Zeljko Živković, un « talent qui n’a pas besoin d’entraîneur » . L’une des plus belles conséquences, aussi, de la guerre des Balkans. « Sans ce conflit, Luka serait resté dans son village et ne serait jamais devenu l’un des meilleurs milieux de terrain du monde » , affirme Živković, qui ouvre également la porte au personnage clé du développement du phénomène naissant : « Tomislav Bašić a été son entraîneur après mon départ à l’armée pour défendre mon pays au front. Le gamin n’avait pas dix ans, mais Bašić était persuadé comme un oracle qu’il ferait une grande carrière. » Il sera longtemps le seul, puisqu’à l’époque, le physique de Modrić fait reculer tous les recruteurs locaux, notamment ceux de l’Hajduk Split. « En fait, seul le cuisinier du restaurant du stade avait remarqué le talent de Luka à ce moment-là » , sourit Živković. L’espoir croate atterrira finalement dans les filets du Dinamo Zagreb. Le story-telling est bien ficelé, chaque intervenant du coin, sans doute fatigué de raconter le conte de la nation, s’astreignant à déballer scrupuleusement les mêmes anecdotes, les mêmes mots, dans le même ordre, au sujet d’un type aujourd’hui devenu symbole de la Croatie moderne. « En fait, son histoire parle pour elle-même, elle est déjà magnifique, ajuste Loïc Trégourès, professeur à l’Institut catholique de Paris et spécialiste des relations entre football et politique dans les pays des Balkans. C’est celle de l’homme parti de zéro, qui s’est construit dans la Croatie post-indépendance et qui, via son parcours, raconte son évolution là où Zvonimir Boban, lui, incarnait la bascule vers le nouvel État. » Considéré comme un héros national depuis qu’il a frappé (en mai 1990) un policier qui s’en prenait à un supporter croate lors d’un Dinamo Zagreb-Étoile rouge de Belgrade annonciateur du conflit qui allait suivre, Boban est par la suite devenu l’homme de base de la génération 1998, le premier mondial de l’histoire disputé par la Croatie. « Il y a vingt ans, notre pays était d’abord à la recherche d’une reconnaissance internationale, et nous avions la volonté d’unir la Croatie après la période de guerre terminée trois ans auparavant, explique l’ancien international Robert Jarni. L’équipe de 2018 est à l’image de notre société : c’est celle du développement. » Débarrassé des Casques bleus depuis belle lurette, l’État présidé par Kolinda Grabar-Kitarović est devenu le vingt-sixième pays le plus visité au monde en 2018. Une destination à la mode où se croisent des festivaliers, mais aussi des cars remplis de fans de Game of Thrones*.C’est là, sur les bords de l’Adriatique, qu’est apparue une tache, celle qui a transformé depuis plusieurs années Modrić en « cas complexe » et qui a débordé en juin dernier du cadre national vers un espace international…

Luka et les liaisons dangereuses

Sans la guerre, Luka serait resté dans son village et ne serait jamais devenu l’un des meilleurs du monde.

Pour comprendre, il faut retourner un temps en Russie au début du mois de juin et filer à Kaliningrad, où la Coupe du monde de la Croatie a débuté face au Nigeria. La veille de la rencontre, Luka Modrić est face à la presse et tout explose. Question osée d’un journaliste étranger et revers brutal du milieu du Real : « Vous n’avez rien de plus intelligent à demander ? Combien de temps vous a-t-il fallu pour préparer ce genre de questions ? » Sur l’instant, le capitaine croate ne fusille pas tout à fait le type du regard : c’est autre chose, une forme de mise en garde. Le journaliste ne se démonte pas et passera la majorité du mondial à revenir titiller Modrić, sans réponse. « Ce qu’il faut comprendre, c’est que pour devenir grand, Luka Modrić s’est enfermé dans ce que la Croatie a produit de pire » , explique Loïc Trégourès. Le pire s’appelle ici Zdravko Mamić, décrit par certaines voix comme le « seigneur des anneaux » du football croate, mais avant tout le porteur de ses maux les plus profonds. Comprendre, un homme pas assez doué pour devenir joueur pro, qui a un jour fait fortune grâce à la vente à un marchand d’armes d’une compagnie forestière et d’une entreprise de boissons qu’il avait fait fleurir pendant la guerre. Ultranationaliste accusé de conflits d’intérêts et de multiples agressions, l’homme d’affaires croate a néanmoins su jouer de ses connexions avec la police, le HDZ (Union démocratique croate), le parti au pouvoir et la justice du pays, pour grimper dans l’organigramme du Dinamo Zagreb et devenir le vrai patron du football local.

Officiellement devenu un fantôme depuis qu’il a été arrêté il y a trois ans pour blanchiment d’argent et fraude fiscale, le mafieux, qui aime se présenter comme l’agent de tous les footballeurs croates qui comptent, est pourtant revenu dans l’actualité le 6 juin dernier. C’était huit jours avant le lever de rideau du mondial, pour une sombre histoire de détournement d’argent sur la vente de certains de ses clients, dont Dejan Lovren, mais aussi Modrić. Ce dernier et Mamić entretiennent une vieille idylle, le second ayant pris le premier sous son aile à l’adolescence et lui ayant fait signer à cette époque un contrat l’obligeant à partager ses revenus futurs avec lui. Ce qu’il s’est notamment passé lors du transfert de Luka Modrić à Tottenham, en 2008, lors duquel Zdravko Mamić, alors vice-président du Dinamo Zagreb, aurait touché illégalement plusieurs millions d’euros. Voilà pourquoi, à quelques jours de s’envoler pour la Russie, le capitaine de la sélection croate s’est pointé au tribunal d’Osijek, où l’icône a refusé de confirmer une déposition faite auprès de la justice croate en 2015. Ses seuls mots auront été les suivants : « Je ne me souviens pas… » Pas de noms, pas de chiffres. Une ligne de défense qui ne surprend pas vraiment Loïc Trégourès : « Dans un procès de crime organisé, il est toujours extrêmement difficile de trouver quelqu’un qui va témoigner contre l’accusé dès lors qu’il n’a pas l’assurance que tu ne pourras rien faire contre lui, explique-t-il. Modrić a commis un parjure, ce qui est très grave, même si c’est au profit de l’homme qui l’a accompagné durant toute sa carrière. En Croatie, ceux qui se sont battus pendant des années pour mettre à mort ce système de corruption massive se retrouvent aujourd’hui dans une situation intenable parce qu’en tant que Croate, jouer une finale de Coupe du monde est extraordinaire, mais cela a également lavé, en quelque sorte, Luka Modrić de ce délit. Donc, quelque part, leur combat est mort. » Au début du mondial, une banderole a malgré tout été dépliée sur la façade de l’hôtel de Zadar où la famille Modrić s’était réfugiée dans les années 1990. Avec un message simple : « Luka, tu te rappelleras ce jour… » Début octobre, l’icône a été blanchie de toutes poursuites pour faux témoignage.

Modrić is the new black

Je suis à la retraite, je n’ai aucun intérêt à défendre personne, mais Luka est la dernière personne sur Terre qui mérite de se retrouver face à un juge…

Une voix hurle au téléphone : « Je suis un homme à la retraite, je n’ai aucun intérêt à défendre personne, mais je vous le dis… Luka est la dernière personne sur Terre qui mérite de se retrouver face à un juge, croyez-moi. » À 83 ans, Miroslav Blažević est un homme de peu de mots, mais sait encore tirer quand il le faut. Pour habiller la défense d’un joueur qu’il considère comme « un cadeau de Dieu » , le sélectionneur légendaire de la génération 1998 livre même un exemple récent. « Le lendemain de la finale, cet été, Luka a interdit l’accès de l’avion qui ramenait l’équipe à Zagreb aux dirigeants qui voulaient virer Zlatko Dalić quelques mois plus tôt. Qui fait ça ? Un homme loyal, voilà tout, et c’est ce qu’il est. » Ce qu’il représente est justement la question du moment et des prochaines semaines dans un pays qui se divise sur son cas, même si le parcours historique des Croates en Russie a effectivement changé la donne. Alors, Blažević enchaîne et tranche dans le cœur un débat dont le curseur se situe à mille lieux du terrain, espace où Luka Modrić rassemble : « Aujourd’hui, il est simplement le meilleur ambassadeur de notre pays, jure le vieil homme. Modrić, c’est la Croatie, l’image de notre nation, l’éloge d’une forme de modestie et l’histoire d’un sage devenu grand. » On touche au mythe, à l’idée d’homme providentiel, envoyé comme par magie pour supporter le poids des attentes d’un pays d’à peine plus de quatre millions d’habitants, à l’économie vulnérable, et dont le rôle devient multiple : sportif, politique, modèle des jeunes. « Mais personne ne peut supporter ce fardeau de la sur-représentation, estime Grant Farred, professeur sud-africain d’études africaines et anglaises à la Cornell University de New-York et auteur d’un ouvrage intitulé Fardeau de la sur-représentation : race, sport et philosophie. C’est ce qui arrive lorsque l’on attend d’un individu exceptionnel qu’il porte les espoirs d’un peuple, qu’il devienne la meilleure vitrine possible d’une nation. Depuis cet été, c’est le destin de Modrić, un été où il est devenu l’expression d’une nation que personne n’attendait. Modrić a un destin similaire à celui de Jackie Robinson, qui a été le premier Noir à jouer en MLB, aux États-Unis. Il est devenu symbolique, car son histoire est emblématique et qu’il représente l’ascension presque trop rapide d’une nation, ici terriblement corrompue, politiquement rongée et sauvée d’un coup par une équipe exceptionnelle dont on n’attendait rien. » Les épaules de Modrić, sans doute le Croate le plus célèbre du monde à l’heure actuelle, sont-elles assez solides pour supporter ce rôle de porte-étendard à travers le monde ? L’intéressé, en tout cas, jure qu’il ne s’est jamais battu pour ça et ne demande aujourd’hui qu’à « faire durer » ce pourquoi il vit « le plus longtemps possible » . Il ne serait, en quelque sorte, que le fruit du destin des « petites nations » , souvent animées par la quête de « concentrer les rêves dans une seule figure » , comme l’explique Grant Farred : « C’est un peu comme Mohamed Salah avec l’Égypte, poursuit le chercheur sud-africain.Il y a de l’excès, car la Croatie vit ses succès personnels par procuration. » C’est le nœud du complexe Modrić : celui de l’homme qui ne s’appartient plus et du joueur qui ne gagne plus pour lui, mais pour les autres. Ce que Jorge Valdano décrit comme « une manière particulière de s’amuser » . Comment ? « En se tuant sur le terrain sans impliquer aucune notion de sacrifice ou de souffrance. » Une approche que Luka Modrić détaille, lui, sans lyrisme : « Je suis toujours à disposition pour donner un coup de main. » Sympa, le type.

Harry, un ami qui lui veut du bien

Modrić a un destin similaire à celui de Jackie Robinson, le premier Noir à jouer dans la ligue de base-ball professionnelle. Il est devenu symbolique car il représente l’ascension presque trop rapide d’une nation politiquement rongée.

Les coups de main de son ex-coéquipier à Tottenham, Sébastien Bassong les associe avant tout à des coups de pied, voire carrément à des coups de génie. « La première fois, c’est quelque chose que tu ne peux pas oublier, décrypte l’ancien international camerounais. Quand tu le vois dans le vestiaire, Luka, c’est le mec petit, un peu chétif, qui ne parle pas beaucoup… Et à un moment, tu te retrouves avec lui sur le terrain et pfff… Je ne sais même pas comment l’expliquer. En fait, c’est une machine à laver. Quand tu es défenseur, peu importe l’angle de passe, tu sais qu’il va s’en sortir, et pour être honnête, quand tu vois ça, tu es fasciné et tu n’as pas l’impression de faire le même métier… » Voilà la véritable ambassade que gère finalement à 33 ans Luka Modrić : celle des milieux à l’ancienne, des bosseurs de l’ombre, des mecs pour qui « la taille n’a aucun sens dans le foot » . Ce qui aura permis à Harry Redknapp, ancien coach des Spurs entre 2008 et 2012, d’accoucher un jour d’un concept tactique révolutionnaire : le « give it to Luka » . « En Angleterre, à l’époque, tout le monde voulait son Patrick Vieira, son mec d’un mètre quatre-vingt-dix qui courait d’une surface à l’autre, détaille le retraité. Moi, je disais une chose à mes joueurs :« Donnez-la à Luka ! » Et je lui donnais comme consigne :« Peu importe où se trouve le ballon, tu vas le chercher, il faut que tu l’aies le plus possible dans les pieds. » »

Simple et efficace, le tout pour des causeries qui duraient à l’époque vingt secondes montre en main. « Bon, moi, je n’avais pas envie de jouer comme un défenseur des années 1970-1980, s’agace William Gallas, passé par Tottenham durant la période 2010-2013. Mais à mon arrivée au club, Redknapp m’a pris à part et m’a expliqué :« William, quand tu as le ballon, ne cherche pas à comprendre, tu donnes la balle à Luka. » C’était spécial, mais c’est vrai que Luka arrivait à faire la différence… » À Londres, où il a débarqué en avril 2008 après une rude baston sur le dossier avec Newcastle et un aller-retour express du président Daniel Levy à Zagreb pour arracher ce qui deviendra sur le moment la plus grosse recrue de l’histoire du club londonien, Modrić est très vite surnommé « Mozart » par ses coéquipiers. « Il n’y a pas de plus mauvais surnom pour Luka que Mozart, sourit le professeur Farred. Nous savons à quel point Mozart était fou. Modrić, lui, n’est pas fou, il est même tout le contraire. Il peut composer une musique délicieuse, mais il ne terminera pas dans un asile. C’est un homme très mesuré et réservé. En fait, il produit des solos comme Miles Davis, mais avec l’engagement d’un Oscar Peterson, qui savait varier les registres et avait un répertoire presque infini. Miles Davis est souvent présenté comme un égoïste, mais ce n’est pas vrai. Il est caractérisé par la discipline. Des solos courts et incisifs, comme Modrić. Quand il doit se montrer, il se montre. Miles savait exactement choisir le bon moment pour se mettre en avant. Modrić est pareil. Il l’a montré contre l’Argentine en Coupe du monde, par exemple. » Soit un match où le Madrilène aura réussi 100% de ses passes, 100% de ses dribbles et aura remporté l’ensemble de ses duels aériens, plus inscrit un but magnifique, copié-collé d’un autre claqué avec le Real Madrid quelques années plus tôt à Old Trafford. Rien que ça. Mais où le situer ? « On ne parle pas d’un cadeau comme Diego Maradona, répond Jorge Valdano. Mais de quelqu’un qui donne un sens au jeu. Luka ne fait pas de choses impossibles. Quand il fait une passe, tu te dis :« C’est ce que j’aurais fait. » On adore tirer ce genre de conclusions lorsque l’on regarde un match, mais on ne devrait pas croire ce que l’on dit. Ce que fait Modrić, seul Modrić le fait. » Un retour au football simple, sans doute le plus difficile à interpréter, exercé grâce à des qualités que le principal intéressé décrit humblement comme « un don de Dieu » .

Ancien défenseur central des Galacticos et ancien adjoint de Carlo Ancelotti au Real, puis sélectionneur de la Roja lors du dernier mondial, Fernando Hierro a vu défiler une ribambelle de cracks. Pourtant, ça n’empêche pas l’Espagnol de prendre un ton très solennel lorsqu’il évoque le cas du maestro à damier. « Luka est le prototype du footballeur moderne, capable de jouer à différents postes et, plus encore, d’exceller à ces différents postes. » Une histoire de QI, de vision panoramique et de gestion parfaite de la « vitesse du jeu » , selon Hierro. « Sa force, c’est son intelligence. Il n’est pas malin, il est intelligent. Et c’est une force de savoir prendre la décision au bon moment, mais c’en est une autre d’avoir la personnalité pour le faire. Lui, il a tout ça. »

Tout le monde voulait un Patrick Vieira, un mec d’un mètre quatre-vingt-dix qui courait d’une surface à l’autre. Moi, je disais une chose à mes joueurs : « Donnez-la à Luka ! »

Des combats de chiens et l’intelligence invisible

Il y a dix ans, Luka Modrić était pourtant regardé avec suspicion. « Tout le monde s’arrêtait sur son gabarit, son manque de statistiques avec le Dinamo, se rappelle le manager général des Spurs de l’époque, Damien Comolli, pivot dans l’arrivée du milieu croate en Premier League, un championnat où il mettra quelque temps avant de s’imposer pleinement dans l’axe. Je me rappelle même avoir eu une conversation avec un dirigeant du Barça qui me disait que le maillot de son club était sûrement trop lourd pour lui, qu’ils voulaient attendre de voir ce qu’il donnerait chez nous pour éventuellement rouvrir le dossier ensuite. » Bis repetita au Real Madrid, quatre ans plus tard, où Modrić sera rapidement étiqueté pire recrue de l’année par les lecteurs du journal Marcaen janvier 2013, juste devant Alexandre Song, aujourd’hui embourbé au FC Sion. Harry Redknapp théorise : « Comme je le dis souvent, dans un combat de chiens, ce n’est pas la taille du chien qui compte, mais son agressivité. Luka, lui, n’est pas grand, mais il a les crocs. » Un physique de yorkshire qui ne l’aura pas empêché de se tailler une place dans le cœur du jeu, là où certains lui prédisaient l’enfer. Ainsi, la première fois que Redknapp décide de confier les manettes de sa salle des machines au Croate, au printemps 2010, lors de la réception d’Arsenal, certains tombent sur le manager anglais. « On me disait :« Tu es fou Harry, il n’est pas assez musclé, il faut qu’il joue plus sur un côté, où il aura un peu d’espace et où il pourra éviter les duels. » Résultat, on a gagné ce match. Le samedi suivant, j’ai recommencé contre Chelsea et on l’a de nouveau emporté. » On en revient à la « personnalité » décrite par Hierro et louée par son premier entraîneur en Angleterre, Juande Ramos, qui évoque « une sérénité dans le jeu très impressionnante à 20-21 ans. C’est ce qui prouve qu’on avait face à nous un garçon en avance. Quand tu es capable de diriger et coordonner des coéquipiers plus expérimentés que toi sans aucune limite et de cette manière, tu peux être certain que tu es prêt à jouer au plus haut niveau. » Luka Modrić préfère, lui, évoquer une volonté de « ne pas rester au milieu du chemin » et une soif de « toujours vouloir davantage » . Au fond, l’histoire raconte un homme qui n’aurait douté réellement qu’une fois, à savoir lorsque les négociations entre Tottenham et le Real Madrid traînaient lors de l’été 2012.

Tout le monde s’arrêtait sur son gabarit, un dirigeant du Barça m’a même dit que le maillot de son club était sûrement trop lourd à porter pour lui…

Derrière, c’est le joueur qui a pris la parole sur le terrain, laissant s’affirmer pour de bon en Espagne, à travers cinq coachs différents en sept saisons, une « nouvelle manière d’interpréter le foot » , selon Valdano. Le tout avec une gueule quelque part entre une caricature de Johan Cruyff et une version foireuse de David Guetta. Pour Robert Jarni, de toute façon, la beauté de son compatriote se trouve à l’intérieur. « Il fait partie de la dernière génération de meneurs de jeu avec une classe et un charisme particulier, estime l’ancien défenseur du Betis Séville. À l’avenir, j’espère que nous saurons former à nouveau des joueurs de ce type, car le football en a grandement besoin. » Une caste vouée à disparaître et dégagée depuis de nombreuses années des récompenses individuelles. Au regret des romantiques, dont Valdano porte la robe d’avocat : « Comme l’intelligence n’est pas visible par le spectateur moyen et comme la discrétion ne vend pas, ce n’était pas gagné de voir Modrić remporter le Ballon d’or, comme Andrés Iniesta en son temps. Mais ce n’est pas de sa faute : c’est la responsabilité de tous. Nous avons transformé ce jeu en un monde où l’apparence est plus puissante que la matière. » Un débat sur lequel l’Argentin est rejoint par l’ancien international croate Mario Stanić : « Modrić ne joue pas au football, il le prêche. Grâce au parcours de la Croatie cet été, il a accédé au paradis du football. Pour moi, c’est le meilleur, point final. Je n’ai pas besoin de la FIFA ou de l’UEFA pour me le dire. Il n’a pas pas besoin de remporter de trophées individuels pour me convaincre. Luka est le meilleur du monde. » Le voilà célébré.

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