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Lui, c’est Gigi Buffon

Par Markus Kaufmann
Lui, c’est Gigi Buffon

Cette semaine à Gênes, Gianluigi Buffon est devenu le quatrième joueur à dépasser la barre des 500 matchs disputés avec la Juventus, après Alessandro Del Piero (705), Gaetano Scirea (552) et Giuseppe Furino (528). Alors que la violente perte de prestige d'Iker Casillas a rappelé au monde entier la complexité de la mission de ces mortels inhumains que sont les gardiens de but, Gigi semble toujours plus éternel. À bientôt 37 ans, le numéro 1 a tout traversé et - presque - tout gagné, et ce n'est pas fini.

« Papa, pourquoi il y a un joueur qui n’a pas le même maillot que les autres, là ? » C’est la première fois que le gamin vient au stade. Jusque-là, le foot, pour lui, c’était quelques tirs dans le jardin, ou dans le parc. Un ballon en plastique, ou même en mousse pour les parents anxieux, et c’est tout. Des pointus tout mous, des vilaines chutes, et quelques contrôles bien sentis. Largement suffisant pour mettre un sourire sur le visage de son père. Forcément, prendre le ballon avec les mains avait été interdit dès le premier jour. « Avec les pieds, oh ! » , lui répétait-il dans l’espoir de voir le gamin gambader dans les rues avec son ballon collé aux pieds, à la Diego. « Regarde, lui, c’est notre gardien. Il a un maillot différent parce que ce n’est pas un joueur de champ. C’est le seul qui a le droit de prendre le ballon des mains. Il est unique. C’est notre numéro 1. Notre dernier rempart. » Évidemment, chez les petits, les mots « unique » , « seul » et « rempart » , ça crée une sorte d’adrénaline pleine d’inspiration et d’excitation. « Je veux être lui ! »

Et « lui » , c’est Gigi Buffon. Un mètre et quatre-vingt-onze centimètres de sérénité à toute épreuve, une allure de cavalier ténébreux et vingt ans de carrière au niveau des plus grands, non pas de son époque, mais de l’histoire. Un héros pour les femmes, les hommes et les enfants. Champion du monde, vice-champion d’Europe, capitaine et légende de la Juventus, champion d’Europe avec Parme, presque Ballon d’or 2006 et recordman du nombre de sélections avec l’équipe nationale italienne (145). Au-delà des titres et des records, et en attendant les dix prochaines années de la carrière de Manuel Neuer et peut-être Simone Scuffet, Gianluigi Buffon est devenu le plus grand représentant de cette caste de spécimens qu’est la catégorie des gardiens de but. « Un bon centre pour Trezeguet… Trezeguet marqué par Cannavaro… C’est Zidaaaaaane… Oh Zizou !!! De la tête et la claquette de Buffon… » En France, qui oubliera cette 103e minute ?

Machines et Superman

Une équipe de football est faite d’ouvriers aux rôles distincts : buteurs, créatifs, constructeurs, protecteurs, défenseurs. Et puis, les gardiens. Le goal, c’est à part, peu importe le niveau de jeu. Le seul sans mouvement, le seul sans but marqué, le seul qui joue avec les mains. Quatre-vingt-dix minutes de solitude là-bas, au bout du terrain. Sauf quand on vient l’agresser de frappes. Souvent dans le froid, parfois sous les insultes des supporters adverses, ou des familles des adversaires, en fonction du contexte. À l’entraînement aussi, il est seul. Enfin, avec son concurrent direct, et peut-être un entraîneur spécialisé, souvent à mi-chemin entre psychologue et entraîneur de Coupe Davis. De toute façon, le goal ne joue pas au ballon : il entraîne ses réflexes, sa concentration, sa lecture du jeu. En fait, il s’entraîne pour devenir une machine infaillible. Sans aucun doute le poste le plus dur mentalement. Le gardien de but ne peut se permettre les sorties d’un dribbleur ou les écarts de conduite d’un latéral. Il est trop important. Ce filet qui bouge, ce but encaissé, c’est la hantise du supporter passionné. « C’est comme si l’on touchait à ta pudeur » , disait joliment Buffon cette semaine.

Pour synthétiser, quand l’attaquant doit faire le bien, le gardien doit empêcher le mal. Certains semblent bâtis pour le rôle : Čech, Van der Sar, Handanović. D’autres semblent utiliser leur exubérance pour oublier le poids de la tâche : Higuita, Barthez, Ochoa. Enfin, quelques oiseaux rares ne peuvent s’empêcher de dépasser le rôle : Chilavert, Neuer ou Rogério Ceni. Buffon, lui, englobe tout ça. Le 19 novembre 1995, Parme accueille le grand Milan de Capello. Du fait de quelques circonstances improbables, Nevio Scala surprend toute l’Émilie-Romagne en choisissant Buffon, jeune gardien de la Primavera. À 17 piges, Gigi doit faire ses débuts en Serie A contre Roberto Baggio et George Weah. Par deux fois, face à Eranio et Baggio, l’ado sort comme un taré et empêche les Milanais d’avoir le temps de penser à tirer, comme s’il avait décidé que les buts encaissés allaient dépendre uniquement de lui. Courageux, volontaire, serein. Au coup de sifflet final, Buffon se présente face aux journalistes du haut de son mètre quatre-vingt-dix, tel un vétéran de 30 ans, rigolant de sa bonne prestation et du métier. Un prédestiné. Trois ans plus tard, il est le premier à arrêter un penalty de l’invincible Ronaldo en Italie, et ne manque pas l’occasion pour porter un T-shirt Superman à la fin de la rencontre. À tout juste 20 ans, Gigi se présente au football comme un surhomme capable de l’arrêt parfait face au tir parfait (à voir, la vidéo du tir de Recoba). Le rempart absolu.

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Dépression et De Gaulle

Mais Buffon ne reste pas longtemps un prodige. Transféré à la Juve en 2001 pour 51 millions d’euros, le Toscan connaît ses premiers doutes. Quelques fautes de main, quelques échecs. Gigi devient humain, malgré l’arrêt du penalty de Figo en demi-finale de C1 2003, et malgré les arrêts inutiles des penaltys de Seedorf et Kaladze en finale. Humain, et même dépressif « entre décembre 2003 et juin 2004 » , comme il l’explique dans une interview touchante à La Stampa en novembre 2008. Sa carrière sera d’ailleurs marquée par de nombreux scandales : un diplôme acheté, deux ou trois maladresses qui poussent l’Italie à se poser des questions sur ses opinions politiques et des affaires de mœurs. Mais à chaque fois, le numéro 1 affronte les polémiques avec la tête haute, le regard droit et la posture d’un homme courageux. Aujourd’hui, Buffon a dépassé le cadre du terrain. Entrepreneur, citoyen plus ou moins engagé, personnalité publique, il devient aussi le premier joueur en activité à être élu vice-président de l’AIC (Association des footballeurs italiens).

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En février 2013, il écrit une lettre à Mario Monti citant Benedetto Croce, philosophe et politicien du XXe siècle. Au moment d’annoncer sa prolongation de contrat avec la Juve le 23 janvier 2013, il choisit De Gaulle : « Un choix de rêveur ? Peut-être… Mais comme disait De Gaulle, la gloire se donne seulement à ceux qui l’ont toujours rêvée. » Aujourd’hui, après les échecs à répétition sur la scène européenne, Gigi se dit « modérément satisfait » , ayant « encore quelques kilomètres à parcourir » . À bientôt 37 ans, Superman a bien vieilli. Car à l’intérieur du rectangle vert, un phénomène étrange s’est produit : plus Buffon a montré de l’humanité à l’extérieur, plus son jeu s’est robotisé et plus ses défenses ont semblé sereines. Walter Zenga s’est incliné cette semaine dans la Gazzetta : « J’ai été élu meilleur gardien du monde trois fois, mais Buffon est plus fort que moi. Il est techniquement complet, mais ses qualités morales vont encore plus loin. Cela ne m’étonnerait pas qu’il continue jusqu’à 45 ans. » Lecture du jeu, placement, charisme ont remplacé explosivité et réflexes. Tout en donnant l’impression de n’avoir plus du tout le physique pour enchaîner les plongeons, Gigi semble simplement toujours plus proche des ballons qui lui arrivent dessus. Et Zidane sait qu’il en était déjà très proche il y a de ça quelques années…

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