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Le Fée accompli

Par Matthieu Darbas et Clément Gavard
Le Fée accompli

« J’ai grandi dans un monde qui n’aurait jamais pu m’appartenir, malgré ce que certains pensent. » Enzo Le Fée sait parfaitement que sa vie n'a jamais ressemblé à celle des autres, lui qui a grandi en voyant davantage son père en prison qu'à la maison. Son histoire fait parfois froid dans le dos, lui sait la raconter sans pudeur et avec un recul souvent déroutant. À 22 ans, l'enfant de Lorient se dit épanoui dans sa vie comme sur les terrains, où il s'apprête à boucler sa deuxième saison de Ligue 1 avec les Merlus. Portrait d'un gamin aussi à l'aise avec un ballon que face aux nombreux tourments qui l'ont bercé.

C’est un tournoi comme il en existe des centaines en France, où de jeunes adolescents chaussent les baskets, enchaînent les matchs dans un gymnase et attendent que le speaker annonce le nom de leur équipe dans une sono mal réglée. Ce week-end de décembre 2012, entre Noël et le Nouvel An, les footeux en herbe bretons se retrouvent à Ergué-Gabéric, à quelques kilomètres de Quimper en Bretagne, pour le Ouest Indoor Sebaco U13, un tournoi de futsal réputé dans la région. Près de 10 ans plus tard, les personnes présentes dans la salle omnisports de Croas Spern n’ont pas oublié le chef-d’œuvre d’Enzo Le Fée, un chérubin de 12 ans, au cours d’une finale prolifique remportée par Lorient contre Brest (4-3).

« Il met un but d’extraterrestre, confirme Nathan Rio, coéquipier comblé à l’époque. Il lève le ballon sur sa jambe d’appui, il fait un coup du sombrero sur un joueur et claque une volée lucarne opposée en se retournant. Tout le monde était choqué dans la salle. » Pas rancunier, Valentin Petton, gardien brestois et victime expiatoire ce jour-là, se souvient d’un garçon qui « éblouissait tout le monde partout où il passait. Et moi, j’en ai fait les frais, je n’ai pas su quoi faire. » Il se murmure même que Didier Deschamps, tout jeune sélectionneur de l’équipe de France, était dans les travées, tout comme Christophe Le Roux, scout pour le FCL en 2012, qui parle encore aujourd’hui d’un « but qui marque une génération de joueurs ».

Si demain, on me donne tout l’argent du monde et des vacances à volonté, je ne signe pas. Si je n’ai pas le football, je ne vis pas.

Ceux qui ont découvert le phénomène avant qu’il ne débarque sur les pelouses de Ligue 1 font une description très classique du fameux jeune crack « au-dessus du lot » techniquement et dans la vision du jeu, malgré un tout petit gabarit. « Quand tu te retrouvais face à lui, tu savais que t’allais prendre le bouillon », sourit Nathan Louis-Alexandre, passé d’adversaire à coéquipier de Le Fée dans sa jeunesse. « Quand vous voyez un joueur pas très grand et immature physiquement rivaliser avec des plus grands, ça interpelle, enchaîne Le Roux, qui avait entendu parler de la pépite avant de le découvrir sur des tournois. Il avait déjà un rapport au jeu qui pète à la figure. » Au-delà des bons souvenirs et du plaisir de se rappeler l’époque où le foot n’était qu’un loisir, il y a une réalité, plus brutale, plus personnelle, posée par Enzo Le Fée lui-même : « Pour moi, le chemin était simple. C’était soit je termine professionnel, soit je n’ai pas de vie. Il n’y a jamais eu d’autres issues possibles. J’ai eu un passé qui m’a forgé un énorme mental et j’ai réussi, pour le moment en tout cas. Si demain, on me donne tout l’argent du monde et des vacances à volonté, je ne signe pas. Si je n’ai pas le football, je ne vis pas. »

Le Fée divers

Depuis plus d’un an, Enzo Le Fée raconte son histoire dans les médias avec une facilité parfois déroutante quand on se rappelle qu’il a seulement 22 ans. Le milieu offensif parle de tout, sans barrières, sans limites, et ne souhaite surtout pas cacher qu’il a grandi dans un contexte familial très particulier. Dès la naissance, celui qui aurait pu s’appeler Enzo Lamprière, le nom de son père, est reconnu comme Enzo Le Fée, le patronyme de sa mère. « Quand j’ai eu Enzo à 18 ans, son papa Jérémy était recherché et ne pouvait pas le reconnaître à l’état civil, rembobine la maman, Katia. Il n’avait pas voulu faire une reconnaissance anticipée, donc il porte mon nom sur le livret de famille. Je connaissais de toute façon le parcours de Jérémy, on était très amoureux, et j’assumais ma vie. » Jérémy Lamprière aurait pourtant pu connaître un autre destin, mais son rêve de devenir footballeur professionnel s’effondre à l’âge de 15 ans quand il est viré du centre de formation du FC Lorient. Il prend alors un autre chemin, moins glorieux, et développe des addictions à la drogue et à l’alcool.

Quand j’avais 14 ans, j’avais besoin de réponses et je lui ai demandé : “Est-ce que c’est toi qui l’as tué ?” Il m’a répondu non droit dans les yeux. Ces discussions m’ont fait grandir plus vite.

Si Enzo Le Fée assure que son paternel le protégeait de ses démons, il a dû s’habituer à vivre sans la présence quotidienne de son père, qu’il a moins connu à la maison qu’en prison, à cause de trafics et autres délits mineurs. « La première fois que son papa a été incarcéré, Enzo avait 2 ans, je me souviens lui avoir dit qu’il était parti travailler loin, dévoile Katia Le Fée. Il a connu une première peine de six mois, puis ça a été plus long ensuite. Enzo avait pris l’habitude que son papa aille parfois en prison, c’était devenu normal dans sa vie. » Le temps de l’innocence et des mensonges protecteurs ont ensuite laissé place à la vérité, celle qui n’est pas toujours simple à faire entendre à un enfant qui apprend tout juste à lire et à écrire. « Quand tu es petit et qu’on te répète que papa est parti au travail et reviendra dans longtemps, on se pose déjà des questions, assure Enzo. Je l’ai compris assez tôt. Un jour, on s’est assis avec ma mère, et elle a répondu à toutes mes questions. Ça forge, tout ça. »

Enzo Le Fée et Jérémy Lamprière, son papa

Plus tard, dans les années 2000, le jeune Le Fée a vu son père se retrouver mêlé à une affaire encore plus sombre, celle dite « du crâne » concernant le meurtre d’un trafiquant de drogue parisien, exécuté près de Lorient et dont le corps a été retrouvé en janvier 2009. « C’était une période où Jérémy faisait un peu les caïds dans la région, on a rapidement pensé qu’il pouvait être lié à cette histoire, et il a donc été mis en examen pour assassinat avec deux autres personnes », éclaire Me Fabrice Petit, son avocat à l’époque. En septembre 2014, au bout d’un procès où il a été prouvé qu’il n’avait pas participé au meurtre, Jérémy Lamprière est finalement condamné à quatre ans de prison pour recel de cadavre, détention et transport d’armes de catégorie B. « Je ne lui en ai jamais voulu. Ça aurait été le cas s’il avait tué quelqu’un, pose Le Fée. Quand j’avais 14 ans, j’avais besoin de réponses et je lui ai demandé : « Est-ce que c’est toi qui l’as tué ? » Il m’a répondu non droit dans les yeux. Ces discussions m’ont fait grandir plus vite. » Elles lui ont aussi permis de garder un lien avec son père, un lien qu’il n’a jamais voulu rompre. Leur relation s’est beaucoup construite au parloir, où le fiston s’est rendu chaque semaine pendant longtemps aux côtés d’Hervé Lamprière, son grand-père et presque papa de substitution, qui « prenait les yeux de Jérémy », dixit Enzo, dès qu’il allait le voir tâter le ballon. « La prison entendait parler de moi, mon père régalait tout le monde quand je lui donnais des maillots, continue le fiston. Et quand je me rendais au centre pénitentiaire, j’étais la petite star. »

Mon objectif était de ne pas le laisser traîner dehors. Il y avait la crainte qu’il commence à faire des conneries, comme son père.

De la maison familiale à l’internat

Avant de se faire un nom, Enzo Le Fée s’est construit sans modèle masculin au quotidien, mais dans un environnement familial où l’absence du père a pu être compensée par l’omniprésence des autres, dont sa mère avec laquelle il a passé sa jeunesse dans la maison de sa grand-mère, à Saint-Armel, un quartier de Lorient. « Ce sont peut-être mes plus belles années, c’était la vie. C’était un repère pour nous. Il y avait mes tantes, ma mère, mes cousins et cousines, tout le monde quoi », se souvient Le Fée, qui a rapidement fait joujou avec le ballon et fait voler en éclats quelques ampoules et des vases. Sa maman Katia, l’aînée d’une fratrie de six enfants (quatre filles, deux garçons), a dû arrêter l’école tôt pour s’occuper d’Enzo, et l’entraide familiale n’a pas été de trop. « Le seul problème, c’est que mes tantes étaient chiantes parce qu’elles n’aiment pas le foot, se marre Enzo. Puis elles étaient nulles, donc je ne pouvais pas jouer avec elles. »

Le ballon, toujours le ballon, et la peur aussi pour Katia Le Fée de voir le jeune garçon « suivre un mauvais chemin. Mon objectif était de ne pas le laisser traîner dehors. Je suis une fille de quartier, je sais comment ça se passe. Il y avait la crainte qu’il commence à faire des conneries à cause de certaines fréquentations, comme son père. » Dès l’âge de 5 ans et demi et son inscription à la bien-nommée Vigilante de Keryado, un petit club de foot du Morbihan, Enzo Le Fée trouve « son truc pour extérioriser » et tape dans l’œil du FC Lorient, où il accoste à 8 ans avec l’étiquette de jeune très prometteur, mais aussi une histoire que la famille n’a jamais voulu cacher aux éducateurs. Le club morbihannais travaille alors pour lui offrir un cadre de vie plus stable, aidant sa mère à trouver un job et proposant une solution à son entrée au collège, sous l’impulsion de Régis Le Bris, alors directeur du centre de formation. « On a évoqué l’idée à Hervé et Katia de placer Enzo en internat, sans que ce ne soit une obligation, explique ce dernier. Dès les U13, on a été en contact étroit avec la famille. Ils ont saisi cette opportunité et il a pu s’épanouir. »

Il mangeait n’importe quoi n’importe quand, ça lui arrivait de se faire une vraie pizza avant un match.

Dentifrice, sac de bonbons et tremblement de terre

C’est alors le début de la vie normale d’un jeune adolescent qui alterne l’école et le football, avec des cours jusqu’à 15h30 et des entraînements pour boucler des journées bien remplies. « De retour à l’internat après le foot, c’est là qu’on pouvait faire des petites conneries, rejoue Nathan Rio, compère d’Enzo Le Fée. À partir de 21 heures, on n’avait plus le droit d’être sur le téléphone, tout devait être éteint. Enzo détestait se sentir seul, parfois il venait toquer à ma porte en douce avec son matelas sur le dos. Il disait : « Eh ouvre-moi, j’ai pris mon lit. » On passait des nuits à rire et parler, il ne se faisait quasiment jamais choper, c’était un malin. » Des années collège qu’il préfère terminer à la maison, auprès de sa mère, après avoir demandé en cours de 3e à quitter l’internat par lassitude. Reste que les années suivantes n’ont pas changé le bonhomme, farceur, bon camarade et pas vraiment le dernier pour faire des petites bêtises. « C’était un petit diable, se remémore Kemy Amiche, copain de chambre au centre de formation du FCL. On embêtait les plus grands, eux aussi nous taquinaient. Dans la nuit, quand tout le monde dormait, on fonçait mettre du dentifrice sur les poignées de leurs portes. »

Des blagues de gamin qu’il répète aussi dans son quartier de Saint-Armel, où il s’amuse de temps en temps à sonner chez les gens et bouger des poubelles avec les potes. « En fait, j’aimais trop le danger, l’adrénaline, le risque, se justifie-t-il. On sortait parfois dehors en se cachant des voitures en se disant dans notre tête que c’était la police. » Puisqu’il y a prescription, le garnement a récemment raconté ses exploits à sa mère, qui se rappelle la fois où son conjoint, le beau-père d’Enzo, l’a grillé en train de faire le mur avec le petit frère de Mattéo Guendouzi lors d’une soirée Halloween. « C’était de la faute de Milan, râle encore Enzo. On voulait lancer des œufs dans la rue et j’avais pris l’habitude de cacher mes affaires dehors avant de sortir en caleçon pour m’habiller sans faire de bruit. C’était très réfléchi. Et Milan, il faisait quoi ? Des montées de genou devant la porte de la chambre de ma mère. C’était sûr qu’ils allaient entendre ! »

On s’est dit que jouer à Bollaert, où il règne une atmosphère spéciale, ça pouvait être réconfortant. Il avait 20 ans, mais il a géré toute cette période comme un adulte très mature.

Un temps pour les conneries, un autre pour le terrain, même si l’hygiène de vie du petit Enzo était loin d’être irréprochable à entendre Kemy Amiche réciter une litanie de cochonneries englouties par son pote. « Il mangeait n’importe quoi n’importe quand, ça lui arrivait de se faire une vraie pizza avant un match, explose-t-il de rire. Son goûter, ce n’était pas une brique de jus et un chausson aux pommes, il pouvait revenir avec des sacs pleins de bonbons, de gâteaux. » En parallèle, son rêve d’une carrière professionnelle ne s’éteint pas, malgré « un tremblement de terre » à 16 ans et demi quand il s’arrête net en pleine séance. Il est alors victime d’un arrachement du tendon rotulien, une blessure très rare, à une période où il préfère masquer ses douleurs à ses éducateurs plutôt que d’arrêter de jouer. Résultat : quatre mois de repos et un séjour à Kerpape, un établissement de soins et de réadaptation, où il apprend à relativiser en se retrouvant aux côtés d’amputés ou de grands blessés. « Il a eu un déclic », appuie Régis Le Bris, alors que Christophe Le Roux salue « un calme et une sérénité épatants » dans son entourage face à ce coup dur. « À ce moment-là, j’ai pu avancer. Je me suis dit que peu importe où et quoi qu’il arrive, je terminerais professionnel. » Le rêve devient réalité en novembre 2018. Enzo Le Fée, dont la croissance s’est accélérée, signe son premier contrat pro avant d’être lancé dans le grand bain cinq jours plus tard par Mickaël Landreau lors d’un huitième tour de Coupe de France perdu contre Saint-Malo (1-0).

« Ma thérapie, c’était le ballon »

Les planètes s’alignent dans la vie du Morbihannais, qui voit également son père sortir de prison début 2019, après sept années passées derrière les barreaux. « Quand je le récupère ce jour-là, on fonce au McDo, comme des potes, déroule Enzo Le Fée. Je me rappelle même avoir payé avec mon téléphone. Il ne comprenait pas comment c’était possible, il découvrait des choses de l’extérieur. » Tout juste majeur et fier d’avoir son propre salaire, le fils prodigue passe quelques mois en colocation avec son père, « comme deux branleurs de 19 ans ». Une manière aussi de se découvrir dans un autre environnement. Jérémy Lamprière traîne alors avec les amis du fiston, enchaînant les sorties bowling ou karting. « Notre relation a forcément changé, pose Enzo. Je voulais qu’il change, j’avais peur qu’il récidive et retombe dans ses travers. » Après la vie à deux, le milieu de terrain achète un appartement dans le centre-ville de Lorient à son père, qui ne manque pas d’assister à ses matchs au Moustoir et à ses premiers pas en Ligue 1 lors de la saison 2020-2021. « Venir au stade, c’était très particulier pour lui, narre Le Fée. Il regardait des vidéos dans sa cellule, et là c’était pour de vrai. »

Le mois dernier, Jérémy Lamprière n’était pas dans les tribunes pour voir les Merlus humilier Saint-Étienne (6-2). Un an jour pour jour après sa disparition, Enzo Le Fée a rendu le plus bel hommage possible à son père en marquant un but. Le 8 avril 2021, le jeune Lorientais voit en effet sa vie de nouveau basculer en apprenant son suicide. « Personne n’avait de nouvelles, il ne répondait pas au téléphone. Je me suis inquiété, j’ai appelé mon oncle, je voulais qu’il soit là parce que je sentais quelque chose, confie-t-il. Je regarde par le trou de la serrure et je vois les pieds de mon père allongés sur le lit. Mon oncle a défoncé la porte de sa chambre et m’a demandé de sortir, j’ai tout de suite compris. » Le jeune adulte raconte ce moment très intime avec un sang-froid surprenant, voire bluffant. Ses souvenirs sont intacts au point de l’entendre décrire les odeurs, les couleurs, sans aucune pudeur.

« Quand je vois un article qui sort où il parle de tout ça, je me dis que ça l’aide. C’est une manière pour lui de s’exprimer alors qu’il ne le fait pas forcément avec nous, analyse sa maman Katia. Enzo n’aime pas montrer quand ça ne va pas. Aux funérailles de son père, il n’a pas eu de larmes, je l’ai trouvé très fort. Dès tout petit, il était comme ça, il ne pleurait pas. » Malgré une histoire chargée, Le Fée n’a jamais été friand de la pitié des autres, demandant par exemple à ses potes de se comporter normalement avec lui les jours suivants la disparition de son père. Il n’a jamais non plus été suivi par un psychologue ou autre professionnel. « C’est arrivé une fois que je consulte une psy plus jeune. En sortant du rendez-vous, j’ai dit à ma mère que je ne voulais pas y retourner, confirme-t-il. Ma thérapie, c’était le ballon. » Ce n’est pas un hasard si, au lendemain du décès de son père, le milieu de terrain préfère se présenter à l’entraînement, plutôt que répondre à la convocation du commissariat pour prendre sa déposition, pour préparer le match du week-end à Lens, où il joue plus d’une heure. « Au club, on a senti que c’était important pour Enzo de retrouver ce qui lui tient à cœur, c’est-à-dire le foot, résume Christophe Le Roux, directeur sportif du FCL et très attaché au Lorientais de naissance. Le coach lui a posé la question, mais on s’est dit que jouer à Bollaert, où il règne une atmosphère spéciale, ça pouvait être réconfortant. Il avait 20 ans, mais il a géré toute cette période comme un adulte très mature. »

Colocation, hôtels de luxe et train déraillé

Les petites galères et les grands drames ont forgé la personnalité d’Enzo Le Fée. Derrière sa gueule d’ange, le Breton n’a pas toujours eu le tempérament calme, posé qu’on lui donne aujourd’hui. « Au début, c’était quelqu’un de très impulsif, pointe Kemy Amiche. C’était une personne qui n’arrivait pas à cacher ses émotions, il voulait tout le temps se battre. Il pouvait vouloir se taper pour un FIFA, c’est arrivé avec Ilan Meslier. Une fois il m’a même empêché de manger parce qu’il voulait sa revanche. » Même son de cloche du côté de Valentin Petton, qui pense qu’il y a encore « des raquettes de ping-pong plantées dans le mur de la salle du jeu du centre. Il a cassé des manettes de Playstation aussi, c’était un sanguin. » À 22 ans, Enzo Le Fée n’a plus l’âge de briser l’écran d’une télévision comme il a pu le faire à l’époque : « Je me suis calmé vers 16-17 ans, mais depuis la mort de mon père, je suis passé à une nouvelle philosophie de vie. Je suis dégoûté quand je vois des membres de ma famille ou des gens s’engueuler, alors que je n’hésitais pas à m’en mêler avant. J’essaie d’éviter au maximum le conflit. Je suis devenu quelqu’un de complètement différent. »

Depuis la mort de mon père, je suis passé à une nouvelle philosophie de vie. Je suis dégoûté quand je vois des membres de ma famille ou des gens s’engueuler, alors que je n’hésitais pas à m’en mêler avant. J’essaie d’éviter au maximum le conflit.

Ce qui ne l’empêche pas de prendre du bon temps comme un jeune adulte ou un vieil adolescent, c’est selon. Depuis cinq mois, il vit en colocation dans une maison à Quéven, à une dizaine de minutes de Lorient, avec Nathan Rio (joueur-éducateur à La Montagnarde), Nathan Louis-Alexandre et Hugo Linguet (évoluant tous les deux avec la réserve de Concarneau), trois potes de jeunesse rencontrés grâce au foot et avec lesquels il s’est isolé pour cause de contamination à la Covid-19 après des vacances à Courchevel en décembre. Une colocation de jeunes comme une autre, où il a fallu trouver le bon rythme pour les repas et le ménage entre deux parties de Warzone sur la console. « La dernière fois, j’ai été là-bas pour faire tous les carreaux, sourit sa mère, agent de service et habituée à faire des remises en état. C’est hors de question qu’il prenne une femme de ménage, c’est mon métier. Maintenant, ce sont les gars qui font et ils aiment bien m’appeler en Facetime pour me montrer que la maison est propre. »

Entre les quatre compères, liés depuis quelques semaines par un tatouage « Brotherhood », il y a peu d’embrouilles ni de frustrations, même si leur côté inséparable provoque quelques « jalousies » dans le coin. « On entend des bruits, des trucs tout cons, précise Nathan Louis-Alexandre. Par exemple, quand je prends la voiture d’Enzo pour aller à Lorient, on va dire que je profite de lui. On a déjà eu une discussion, on s’est dit qu’on s’en foutait du regard des gens. Enzo est super généreux. » Comme en témoignent les week-ends à Marseille, à Paris ou ailleurs dès que le milieu de poche a deux ou trois jours de repos dans son planning d’entraînement. « Il nous fait croquer un maximum, applaudit Hugo. On va dans des hôtels de luxe, des restaurants dingues, c’est inimaginable sans être footballeur à notre âge. Dès qu’on monte à Paris, il réserve des chambres à deux minutes à pied des Champs. Il fait les choses en grand. »

Peu importe où il se trouve, Enzo Le Fée tient à fuir la solitude, ressent toujours le besoin d’être accompagné et saute sur le moindre coup de fil pour tuer le temps. Il assume : « Je n’aime pas être seul, et d’ailleurs je ne le suis jamais, sauf pour dormir. » En fin de contrat en 2024 à Lorient, où il a passé toute sa vie, l’international espoir et olympique espère aider le club à se maintenir cette saison, déplore ses lignes de statistiques, notamment son nombre de passes décisives, et refuse pour l’instant de se tourner vers l’avenir. Il faudra pourtant l’envisager ailleurs, cet été ou plus tard, Christophe Le Roux assurant vouloir le « garder le plus longtemps possible et qu’il puisse partir au bon moment pour continuer son évolution ». Régis Le Bris, lui, aime comparer son parcours à celui de Mattéo Guendouzi, aussi passé entre les mains des formateurs lorientais : « Il faudra qu’il fasse une belle rencontre avec un grand club, mais il en est capable. »

Récemment, sa mère, qui a eu deux autres enfants avec son nouveau compagnon, lui a annoncé que la petite famille le suivrait en cas de départ. « Il était très content, il a besoin de ça, Enzo », insiste-t-elle. Plus qu’un rêve, c’est la réalisation d’une promesse faite une décennie plus tôt par un enfant aussi troublé que déterminé. « Vers mes 10 ans, je me rappelle avoir dit à mon père : « Même si le train a déraillé pour toi, le mien va continuer d’avancer. » Sa vie a été gâchée parce qu’il n’était pas au bon endroit au bon moment. Le foot, c’est aussi de la chance. J’avais envie de réussir pour lui et que le gamin de 10 ans aille au bout des choses. Finalement, il a vécu son rêve à travers mon parcours. » L’avocat de Jérémy Lamprière va même plus loin : « Pour lui, son fils était une sorte de dieu. » Dieu peut-être pas, exemplaire, c’est sûr et certain.

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Par Matthieu Darbas et Clément Gavard

Tous propos recueillis par MD et CG.

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