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Les leçons tactiques de France-Argentine

Par Markus Kaufmann
Les leçons tactiques de France-Argentine

Au terme d’un scénario aussi chaotique qu’anthologique, trois phases de jeu construites françaises ont fait chavirer l’Argentine de Messi et Banega en seconde période (4-3). Prudent comme à son habitude, le bloc défensif de Deschamps s’était fait piéger sur une frappe lointaine et un tir contré. Dos au mur, quand il a fallu accélérer et jouer au football, tous les Bleus ont démontré qu’ils pouvaient tout casser. Avec le ballon.

De leur talent inné pour la philosophie à leur art de vivre en passant par leur amour pour la psychanalyse et leur football anarchique, les Français et les Argentins ressemblent à des cousins éloignés. « Notre football est rempli de feintes, d’astuces, de témérité, de déséquilibre. Et d’individualisme, anarchie, insolence, indiscipline. C’est un football d’esthètes et de camaraderies. Un football de lumières individuelles et de bazars collectifs » , raconte l’auteur argentin Eduardo Sacheri. Hier après-midi dans la chaleur du Tatarstan, les Bleus ont joué au football à l’argentine, mais seulement lorsqu’ils étaient menés au score. Guidée par le tableau d’affichage plutôt que par ses principes de jeu, la France s’est montrée attentiste puis explosive. Et puis attentiste, encore.

Le tableau du match

Agüero ? Higuaín ? Dybala ? Sur l’abondance des attaquants argentins, Tata Martino remarquait : « L’abondance n’est pas une mauvaise nouvelle, mais la seule chose qu’elle garantit, c’est l’injustice. Mis à part dans un contexte de pénurie, c’est très difficile d’être juste dans le football. » Quitte à être injuste pour tout le monde, l’Albiceleste – coachée aujourd’hui aussi bien par Sampaoli que par Messi et Mascherano – se présente avec un 4-3-3 sans pointe : place au trio Di María-Messi-Pavón. Du son côté, DD reprend son onze d’équilibriste : le pivot Giroud entouré par Griezmann et Mbappé, Matuidi pour les courses et la couverture, et Kanté-Pogba pour tout faire.

La rencontre se découpe en quatre actes : un moment d’observation jusqu’à la course de Mbappé, le plan défensif bleu jusqu’au but de Mercado, lejoga bonito à la française de la cinquantième à la 70e, et enfin un nouveau recul du bloc jusqu’à l’ultime seconde. Le tableau révèle finalement une équipe de France qui a longtemps abandonné le ballon – 39% de possession – et peu tiré (neuf fois). Un tableau mensonger qui pourrait faire croire que l’Argentine a dominé la rencontre, ce qui amènera Sampaoli à affirmer que « Mbappé a eu une soirée incroyable et nous a punis dans les transitions.(…)Dans le jeu, il n’y a pas eu tellement de différences » .

Neutraliser Leo Messi : mission accomplie ?

Deschamps raconte le plan anti-Messi : « On s’est adaptés à l’option prise par Sampaoli(pas de 9, N.D.L.R.). Ça aurait pu marcher. D’ailleurs, ça a marché jusqu’à 2-1. Kanté est resté très proche de Messi. On avait deux options : éviter qu’il reçoive les passes, ce qu’on a plutôt bien fait. Et lorsqu’il était en possession du ballon, un deuxième joueur venait sur lui. » Pour éviter de voir Messi accélérer le jeu argentin, les Bleus coupent la relation entre la paire Banega-Mascherano et le 10.

Au-delà de la performance de garde du corps géniale de Kanté, Griezmann joue un rôle clé, allant jusqu’à tacler Messi dans sa propre surface. Cruciale, l’absence de 9 soulage le travail de la paire Varane-Umtiti (supériorité numérique) et donne de l’air aux latéraux, qui peuvent presser et défendre à l’intérieur. Finalement, les deux seules accélérations d’El Diez sont nées à la suite de pertes de balle dans notre propre camp (Pogba, 80e et Fekir, 85e). Enfin, c’est en reculant au milieu que le Barcelonais a pu se libérer du marquage pour offrir le but de l’espoir à Agüero. Mission accomplie ? « Seulement » deux passes décisives et quatre tirs pour Leo.

Défendre bas et se faire punir

À la suite de deux accélérations de Mbappé à la neuvième (faute de Masche, coup franc de Grizou sur la barre) et la onzième (penalty), les Bleus s’installent dans leur camp avec un bloc bas. Une fois le ballon récupéré, les Bleus ne le remontent plus pour conquérir le camp adverse. Cela peut s’expliquer par deux théories. D’un côté, le souhait d’équilibre permanent de Deschamps qui veut une équipe compacte avant tout. De l’autre, l’envie de faire mal à la défense argentine en provoquant de nouvelles situations de contres rapides.

Côté argentin, si Mascherano mène la distribution horizontale, c’est Banega qui dicte le jeu. Sans profondeur – ni sur les côtés ni dans l’axe –, leurs possessions s’essoufflent rapidement. D’une part, Di María et Pavón ne trouvent aucun relais : le latéral bleu est systématiquement aidé par un central ou un milieu. D’autre part, Kanté force machinalement Messi à recevoir le ballon dos au but. Résultat : jusqu’au missile de Di María, les Argentins se contentent d’un seul tir (Banega, 22ee) et de trois corners. Pas de feintes ni d’astuces.

Les Bleus se font finalement punir sur deux cas d’école pour un bloc bas : la frappe lointaine et la frappe déviée (post coup de pied arrêté). Sur le premier but, le bloc français tient sur une dizaine de mètres seulement. Pogba et Griezmann sont en aide sur le côté, où Pavón et Banega combinent après une touche. Mbappé et Giroud sont en position passive, attendant un contre. Devant la défense, Kanté coupe la ligne de passe vers Pavón tandis que Matuidi marque Mercado à la culotte. Conservateurs, mais pas assez prudents, les Bleus réalisent trop tard le déplacement intelligent de Di María dans l’axe.

Si tout le monde se souvient de la frappe d’Eder à l’Euro, celle-ci rappelle aussi les trois tirs dangereux concédés contre le Pérou… Le début de la seconde période est tout aussi attentiste : le débordement de Di María (qui provoque le coup franc qui amène le but) est la conclusion d’une séquence d’une minute et vingt secondes qui commence au coup d’envoi… Sur cette séquence, Kanté et Hernandez forcent tour à tour Messi et Pavón à jouer en retrait, mais le reste du bloc laisse jouer. Jusqu’à la sanction.

Vitesse = contres ?

Si l’Albiceleste ne trouve pas d’espaces pour Messi, elle en offre aux Bleus. Au-delà des transitions mentionnées par Sampaoli, les Bleus ont attaqué par deux moyens : en cherchant Giroud pour faire remonter le bloc ou en faisant remonter le bloc pour chercher Giroud. Au duel avec Otamendi, l’avant-centre réussit à redescendre les longs ballons (précis) de Lloris, mais se fait souvent anticiper sur les passes au sol de Varane. Avec trois déviations réussies pour Griezmann, il a enfin refait vivre le partenariat de l’Euro. L’autre solution est de faire remonter le bloc pour ensuite attaquer la surface.

Ici, il faut noter que la majorité des phases de possession bleues sont encore et toujours dépendantes de la créativité de Pogba, ses louches et ses ballons brossés pour les latéraux. C’est structurel : alors que les latéraux bleus sont des destinations plutôt que des sources de création (pas des Marcelo, en somme) et que Matuidi participe au jeu via ses courses vers la surface plutôt que via ses passes (le deuxième but), la responsabilité revient logiquement à Kanté ou Pogba. Dans le futur, Varane et Umtiti devraient être amenés à prendre l’initiative dans ces schémas de construction afin d’offrir à Pogba l’opportunité de devenir lui aussi un receveur.

Alors que l’impression de vitesse peut faire croire à une série de contres vertigineux, ces derniers ont tous subi du déchet dans la dernière passe : les Bleus ont fait mal à l’Albiceleste en construisant le jeu sur attaque placée. À la 57e, le but de Pavarotti provient d’une possession bleue dégagée par Fazio puis réorganisée par Kanté. Libre, Matuidi lance superbement Hernández dans la profondeur. Dans son style cholesque, le latéral se déchire courageusement pour centrer avant de se faire découper par Mercado. Le ballon rebondit deux fois avant de se faire propulser dans les filets par le coup de fouet de notre Zorro. Total : neuf passes. À la 64e, attaque placée sur le but de Mbappé : de Pavard à Umtiti, le ballon atterrit sur le pied droit de Pogba. Alors qu’une course de Matuidi emmène Mercado dans la surface (une énième course invisible utile), le 6 trouve Hernández dans le dos de Pavón pour un nouveau centre. Total : dix passes.

À la 68e, le dernier but bleu est un diamant rare : une relance placée depuis les pieds de Lloris qui se transforme en attaque verticale. Umtiti, Lloris, Kanté, Griezmann, Matuidi, Giroud et Mbappé sur orbite. Total : sept passes. À noter que les deuxième et troisième buts ont un point commun : la longue passe d’un milieu pour Hernández dans le dos de Pavón. D’où une réflexion : le même schéma peut-il être répété face à un 4-4-2 rigoureux ? À la 71e, à 4-2, alors que Hernández monte encore dans son couloir, c’est Griezmann lui-même qui – portant le ballon – lui demande de se replacer en défense. Une fois menée au score, la France mord. Une fois l’avantage acquis, elle ronronne. Si l’intention semblait être de conserver le ballon dans les vingt dernières minutes, avec notamment les entrées de Fekir et Thauvin, l’urgence argentine a réquisitionné le jeu pour faire encore reculer les Bleus.

Les dimensions de Pogba, le cri pour l’histoire de Mbappé

Placée devant la défense des Bleus depuis quatre ans, la Pioche a la mission périlleuse de soutenir à la fois l’équilibre tactique et l’animation offensive des siens. Sentinelle, relayeur et créateur. De ses dix récupérations (deux plus fois que tout autre Bleu) à sa passe lunaire pour Mbappé (vingtième) en passant par ses remontées de balle à la LeBron, leBlack Swana fait souffrir les Argentins de long en large, avec au passage une série de duels spectaculaires avec Banega. Mbappé, maintenant. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept. Il a suffi de sept touches de balle à Mbappé pour effectuer les 68 mètres qui séparaient le Parisien du point de penalty. Si la piste avait compté cinquante mètres de plus, l’attaquant aurait probablement continué à accélérer.

Présenté à 19 ans sur la plus grande des scènes, le phénomène a poussé un cri que le monde et l’histoire mettront du temps à digérer. Au-delà du penalty provoqué et de ses deux buts, Mbappé a encore marqué les esprits par sa capacité à prendre l’initiative quand son équipe en a le plus besoin : à la cinquantième, alors que les Bleus sont encore sous le choc de l’avantage argentin, c’est bien l’adolescent qui exige le ballon pour accélérer sur son côté droit et provoquer le carton jaune de Banega. Une course aux apparences anecdotiques qui redonnera du courage et des espaces à ses milieux, tant l’agression du milieu de Séville avait été encombrante jusque-là. Il y a deux ans, le même couloir droit était occupé par les raids de Sissoko. Prochaine étape pour les Bleus : le monstre tactique du Maestro Tabárez et de Diego Godín. Un vrai défi si l’on en croit les propos de Pogba à la fin de la phase de poules : « En poule, on a joué contre des équipes qui étaient techniquement plus faibles que nous, qui défendaient très bien et qui partaient en contre, ce qu’on n’aime pas. »

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