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« Le stade est un laboratoire de la répression »

Propos recueillis par Gino Delmas
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Sébastien Louis vit le rêve de pas mal de mordus de foot : mélanger son boulot et sa passion. Ancien membre du Commando Ultra à Marseille, ce Luxembourgeois s'est penché sur les ultras par le biais de ses études d'histoire, pour ne plus jamais les lâcher. Ce sujet l'a évidemment conduit en Italie, en Grèce ou en Algérie à la rencontre de centaines d'ultras. Il vient de publier Ultras - les autres protagonistes du football, un ouvrage important sur la question, où il revient sur la naissance du mouvement, analyse ses interactions avec l'univers politique et donne accès à de nombreux entretiens. Rencontre avec un historien des tribunes, qui ne regarde pas beaucoup le ballon quand il va au stade.

Comment est né votre intérêt pour les ultras ?La première fois que je me suis rendu au stade, adolescent, j’ai remarqué ces supporters qui exprimaient par leur comportement l’essence même de la passion. Par la suite, mon éveil intellectuel s’est fait grâce à deux ouvrages : le premier est Génération Supporter. Cette bible sur le sujet a éveillé ma curiosité et m’a donné envie de comprendre quelles étaient les raisons qui faisaient que des jeunes gens s’unissaient derrière une banderole et soutenaient de manière extrême et radicale leur club. Le second, qui m’a permis d’avoir une approche plus scientifique est Le match de football de Christian Bromberger. Cet ouvrage ethnologique est encore une référence aujourd’hui. J’étais moi-même membre du Commando Ultra 84 (de 1994 à 2007), j’avais un certain regard sur les pratiques qui se déroulaient dans les tribunes françaises et sur ce qui se faisait en Italie, où je me rendais régulièrement. À partir de 2001, j’ai décidé de travailler sur la question des ultras pour mon mémoire en histoire. Il n’y avait eu aucun travail dans cette discipline sur le sujet. J’ai opté pour l’Italie, où le mouvement ultra est né, car j’ai voulu faire un parallèle entre cette culture juvénile et la situation politique et sociale d’un pays en ébullition à la fin des années 1960. Ce que l’on observait dans les tribunes avait un lien avec ce qui se passait dans les rues italiennes. Plus j’étudiais le sujet, plus je trouvais que cela avait un sens et était directement lié à l’histoire de l’Italie contemporaine, j’ai donc terminé par en faire une thèse de Doctorat.

Avec quelles sources avez-vous exploré le sujet ?D’abord avec les archives en Italie, pour y consulter des documents faisant référence aux supporters, aux troubles à l’ordre public. On retrouve de nombreux documents, des notes de préfets qui s’alarment dans les années 1920 de violences dans les matchs de football. J’ai aussi pu fouiller les archives des centres de coordination de clubs de tifosi, de groupes ultras, de la presse italienne, mais aussi de privés, notamment des photographes. Le Museo del Calcio m’a aussi ouvert ses portes. J’ai croisé toutes ces sources. J’ai aussi réalisé une trentaine d’interviews auprès de leaders ultra, mais aussi auprès des autorités, ce fut un travail d’enquêteur sur le terrain, j’ai multiplié les allers-retours en Italie ces trois dernières années. Et, bien sûr, j’ai pratiqué des heures d’observation participante, une technique qui implique d’observer de l’intérieur pour ensuite analyser.

Quand vous allez au stade, vous arrivez à profiter du match ? Non, je suis tellement pris par ma recherche que le match est secondaire pour moi, je me dois de regarder la tribune. Depuis quelques années, j’essaye d’obtenir une accréditation comme photographe pour me poster devant la tribune et observer tranquillement. Mais mon travail ne dure pas 90 minutes, il commence bien avant le match et continue bien après.

Dans toute l’Europe, ces tribunes sont des espaces de liberté qui hébergent des contre-cultures juvéniles. Ces groupes sont très inclusifs pour la plupart.

Comment les ultras accueillent cette position d’observateur-historien ? Ma connaissance des règles m’aide beaucoup à me faire accepter, mais il arrive que certaines situations me dépassent. En tant que chercheur, ils m’acceptent plutôt bien en général. La maîtrise de la langue est primordiale. J’établis une relation de confiance, je retourne régulièrement voir les groupes, certains reconnaissent même mon travail et apprécient la manière dont je parle des ultras. Autant en France, il y a de vrais experts universitaires sur les ultras, autant en Italie il n’y en a pas, les seuls à s’exprimer le font d’une manière grotesque. Cela me sert, finalement.

Vous parlez, à propos des ultras, d’un modèle apolitique, avec un retour du politique sur le tard…Les ultras vont s’inspirer de deux choses pour créer leur mouvement : le hooliganisme britannique qui émerge dès 1966 en Grande-Bretagne, et qui fascine les Italiens à l’occasion des rencontres de Coupe d’Europe, qui vont reprendre certains codes, comme les écharpes, ou les chants mélodieux. Dans les années 1950 en Italie, les stades sont gris, il y a très peu de couleurs et d’ambiance. La deuxième influence est le contexte politique italien. De 1968 jusqu’en 1980, une partie de la jeunesse italienne veut faire la révolution. Il y des actes de violence, les métropoles connaissent un conflit de basse intensité et les ultras vont s’en inspirer. L’un des deux cofondateurs du premier groupe ultra de Vérone était fasciné par les brigades rouges et reprend le terme. Les ultras piochent dans l’univers politique avec l’étoile des brigades rouges, le poing fermé, mais aussi des symboles d’extrême droite comme la croix celtique, le glaive qui apparaissent dès la fin des années 1970. Ils s’inspirent aussi de la manière dont s’habillent les militants politiques, vont reprendre la technique du cortège dans l’espace citadin. Mais ils vident ces pratiques de leur contenu politique, ce sont des militants du football avant tout, leur cause est leur équipe. Militants d’extrême gauche et militants d’extrême droite se retrouvent parfois côte à côte dans les virages. En revanche, la politique fait son retour à la fin des années 1980. Dans certaines tribunes, on observe les premières manifestations de l’extrême droite, et des revendications sécessionnistes du nord de l’Italie. Alors que ces ultras étaient nés en s’inspirant de l’extrême gauche, l’extrême droite va influencer une partie de la seconde génération d’ultras, sur fond d’immigration croissante dans le pays. Certaines tribunes deviennent des relais des idées néofascistes. Mais, cela est à l’image d’un pays qui bascule, comme le démontre l’entrée des néofascistes au gouvernement en 1994, car le stade est un miroir déformant de nos sociétés.

En quoi les virages sont des « zones d’autonomie temporaire » , selon le concept théorisé par Hakim Bey sur les rave party ? En Italie, la tentative de révolution à l’œuvre de 1968 à 1980 échoue. Les seules velléités contestataires se font dans les virages et dans les squats politisés, où ces jeunes prennent le contrôle de leur vie, imposent leurs normes, créent une contre-société. Cette « société du dimanche » correspond au concept imaginé par Hakim Bey. On peut consommer de la drogue, être violent, réaliser des banderoles, chanter, ou y clamer des revendications. Dans toute l’Europe, ces tribunes sont des espaces de liberté qui hébergent des contre-cultures juvéniles. Ces groupes sont très inclusifs pour la plupart. Dans des sociétés où la mixité sociale se fait de plus en plus rare, on peut y retrouver des jeunes gens des différents milieux, des handicapés, ou des supporters d’origine étrangère.

Le modèle allemand mêle justement le dialogue à la répression, et le résultat est à l’opposé : des stades pleins, de l’ambiance, des ultras, des incidents, certes, mais aussi une approche sécuritaire bien plus intelligente et beaucoup moins anxiogène qu’en France et en Italie.

À quel moment la répression devient la méthode privilégiée pour interagir avec ces groupes ?Les premières réponses juridiques remontent au drame du Heysel en 1985. Une convention européenne est adoptée le 19 août 1985 sur les violences des foules sportives. En Grande-Bretagne, le drame du Heysel, mais aussi celui de Hillsborough ont transformé les stades. Ce n’est pas la seule répression qui a permis de mettre un terme relatif aux hooliganisme en Grande-Bretagne, mais l’émergence de la scène rave à la fin des années 1980 qui a fait qu’un grand nombre de hooligans se sont éloignés des stades. En Italie, la répression débute à la veille de la Coupe du monde et à la suite de deux drames avant des matchs de football. Une certaine panique s’installe, et la première loi de lutte contre les violences dans les stades introduit l’interdiction de stade dans la législation le 13 décembre 1989. Ce dispositif va être renforcé à chaque nouvelle crise. Ainsi, en 1994-1995, à la suite des incidents en marge de Brescia-Roma où le vice-préfet de police de la ville lombarde est poignardé par des ultras romains, puis deux mois plus tard avec l’homicide de Vincenzo Spagnolo, un tifoso du Genoa, les personnes interdites de stade doivent signer un registre pendant le match. Par la suite, à chaque incident mortel, ces lois seront renforcées, sans aucun véritable résultat, comme le démontre la mort de Ciro Esposito en marge de la finale de la Coupe d’Italie en 2014. En France, tout débute avec la loi Alliot-Marie à la suite des incidents de PSG-Caen en 1993. Celle-ci est renforcée avant la Coupe du monde 1998, puis en 2003 et 2006, des modifications sont apportées. Mais, il faut attendre 2010 et le renforcement des Interdictions administratives de stade (IAS), et la loi LOPPSI 2 en 2011 qui rallonge la durée des IAS et prévoit l’interdiction des déplacements, ce qui restreint donc la liberté de circulation des supporters. La répression explose au début des années 2010 et les interdictions de déplacement se multiplient de manière inquiétante. La France suit le modèle italien, qui se fait sans concertation, qui compte uniquement sur le répressif sans miser sur la responsabilisation des supporters, comme en témoigne l’intitulé de la DNLH, créé en 2009. Le modèle allemand mêle justement le dialogue à la répression, et le résultat est à l’opposé : des stades pleins, de l’ambiance, des ultras, des incidents, certes, mais aussi une approche sécuritaire bien plus intelligente et beaucoup moins anxiogène qu’en France et en Italie.

Quelles sont les limites de ces spirales répressives ?Une des hypothèses que je développe dans le livre est que l’on se sert des stades comme des laboratoires. On y emploie des politiques très répressives avec l’aval de l’opinion publique et d’une presse complaisante qui considère les ultras comme des gens violents et dangereux. Alors que la plupart du temps, ces politiques sont à la limite de l’anti-constitutionnalité. La banderole « Supporters, pas criminels » , ce mouvement organisé fin novembre par une trentaine de groupes d’ultras français, a été interdit dans plusieurs stades. C’est assez grave, cela illustre des entraves à la liberté d’expression. À propos de la loi française qui renforce le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme adoptée en avril 2016, autorisant les clubs à ficher leurs propres supporters, la CNIL a parlé de « dérive liberticide » . En Italie, certains blindés utilisés en Afghanistan ou en Irak sont parfois aux abords du stade et ne contribuent pas à faire que les gens s’y sentent en sécurité. Un député italien du parti de Berlusconi avait proposé, à la suite de débordements lors de manifestations étudiantes, d’instaurer une « carte du manifestant » qui ressemble beaucoup à la « tessera del tifoso » obligatoire pour les supporters italiens entre 2010 et 2017 pour acheter un abonnement ou se déplacer. Certains maires italiens se servent par ailleurs du dispositif d’interdiction de stade pour interdire à certaines personnes l’accès à des lieux publics pour des manifestations particulières. Le stade est devenu un laboratoire des politiques répressives.

Certains clubs ont bien compris l’intérêt qu’ils ont à avoir des ultras ou des groupes de supporters organisés. On ne va pas au stade pour voir un match, on y va pour une expérience, y compris dans les tribunes latérales. Il y a une ambivalence complexe : les clubs veulent des groupes ultras, mais cherchent à les contrôler.

Est-ce que le football moderne et le supportérisme peuvent fonctionner ensemble ?Je ne les vois par forcément s’opposer. Au milieu des années 1990, la création de la Ligue des champions, qui est la compétition la plus lucrative dans le monde, puis l’arrêt Bosman, font basculer le foot d’un sport professionnel à une industrie du loisir. Comme les anciens révolutionnaires des années 1970 récupérés par un jeu politique classique, les ultras, qui dénoncent cette tendance, désirent aussi que leur équipe gagne. Il y a beaucoup de contradictions dans les postures des supporters, qui sont des romantiques qui ne sont pas réalistes. Ils veulent que leur club soit possédé par quelqu’un qui aime les couleurs et qu’il n’utilise pas le club. Mais la plupart du temps, les clubs de football sont au service de différents intérêts commerciaux, politiques ou géopolitiques. De l’autre côté, certains clubs ont bien compris l’intérêt qu’ils ont à avoir des ultras ou des groupes de supporters organisés. On ne va pas au stade pour voir un match, on y va pour une expérience, y compris dans les tribunes latérales. Cela s’est vérifié pour le dernier OM-PSG quand les dirigeants phocéens ont demandé aux groupes de faire un spectacle et ces derniers ont refusé pour marquer leur indépendance. Tout le monde sait qu’en Angleterre, il n’y a pas d’ambiance dans les tribunes. Il y a donc une ambivalence complexe : les clubs veulent des groupes ultras, mais cherchent à les contrôler.

Comment voyez-vous le futur des ultras à moyen terme ?Est-ce que le football sera le sport numéro 1 dans vingt ans ? Est-ce que le fait que les places soient de plus en plus chères en Europe occidentale ne va pas écarter les classes moyennes ou populaires et ne va pas tuer l’ambiance ? C’est assez difficile de se projeter. La seule chose que je peux dire, c’est que les ultras ont toujours réussi à s’adapter. C’est une des rares cultures juvéniles qui s’est toujours accordée à la société au fil des décennies. La culture ultra fait partie des produits d’exportation italiens au même titre que la pizza, la mode ou les voitures. C’est un phénomène qui a atteint une ampleur mondiale. Les groupes essaient d’innover tout en restant fidèles à des normes ultras qui évoluent également. En 50 ans, deux choses n’ont pas changé : la dimension de rébellion juvénile, ce sont des groupes de jeunes gens qui rejettent la domination des aînés, et la passion absolue qu’ils vouent à leur club. Dans des sociétés hyper contrôlées, où les pouvoirs publics, à travers les différents instruments, arrivent à maîtriser de plus en plus certaines dérives, on a toujours ces groupes de supporters. Ils arrivent toujours à s’accommoder des différents règlements. Mais seront-ils récupérés d’une manière ou d’une autre, ou arriveront-ils à faire perdurer l’esprit de leur mouvement qui les veut contestataires ?

Dans cet article :
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Propos recueillis par Gino Delmas

Ultras – les autres protagonistes du football, Éditions mare et martin, 42€.

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