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  • Un jour, un transfert
  • Épisode 45

Le jour où l’avenir de Paolo Rossi s’est joué sur un coup de fil anonyme

Par Éric Maggiori
Le jour où l’avenir de Paolo Rossi s’est joué sur un coup de fil anonyme

Cet été pendant le mercato, So Foot revient chaque jour de la semaine sur un transfert ayant marqué son époque à sa manière. Pour ce 45e épisode, retour en 1978. Paolo Rossi vient de terminer meilleur buteur de Serie A avec Vicenza. Mais la Juventus, qui détient la moitié de son contrat, souhaite le racheter. Problème, le président de Vicenza, Giussy Farina, n'a pas la moindre intention de lâcher sa pépite. L'avenir du futur héros du Mondial 1982 se jouera donc... aux enveloppes. Récit d'une vraie histoire à l'italienne, comme on les aime.

Giussy Farina vient à peine de finir de manger. D’un geste habituel, il saisit sa serviette et essuie sa moustache, comme après chaque repas. Il est un peu plus de 20h30, Giussy a à peine le temps de reposer sa serviette que le téléphone sonne. C’est sa femme qui décroche. Au bout du fil, la personne demande à lui parler. Le bonhomme se lève de sa chaise et saisit le combiné. « Allô ? » / « Allô Giussy ? » / « Oui, qui est-ce ? » / « 2,6 milliards. Sur l’enveloppe, tu dois écrire : 2,6 millards. » / « Quoi ? Qui est-ce ? » / « Giussy, fais-moi confiance, la Juve va mettre 2,5 milliards. Toi, tu mets 2,6, et Paolo est à toi. » Fin du coup de fil. Giussy Farina reste muet. Sa femme lui demande qui c’était. Il ne peut pas répondre. « Un coup de fil anonyme. » Anonyme, peut-être, mais loin d’être anodin. Il faut replacer le contexte de ce 18 mai 1978 : Giussy Farina est alors le président du Lanerossi Vicenza, club promu en Serie A à l’été 1977, et qui vient de réaliser une saison exceptionnelle, se classant deuxième de Serie A derrière la Juventus. Et le lendemain, le 19 mai, doit se décider l’avenir de son buteur, sa pépite, son joyau : Paolo Rossi, 21 ans, meilleur buteur de Serie A 1977-1978.

Farina était un président d’un autre temps. Selon moi, il était à cent coudées au-dessus des autres, il avait des idées novatrices.

Le miracle Vicenza

Là encore, replaçons les éléments. Paolo Rossi, né à Prato, a terminé sa formation de footballeur à la Juventus. Mais en trois saisons dans le groupe pro, de 1972 à 1975, il n’a jamais réussi à se faire une place, ne disputant que trois petits matchs de Coupe. Après une saison de transition pas franchement convaincante à Côme (6 apparitions), il revient à Turin, mais ne rentre toujours pas dans les plans bianconeri. La Juve réussit alors à convaincre le LR Vicenza, alors en Serie B, de le prendre en copropriété. C’est-à-dire que le joueur appartiendrait à moitié à la Juve, et à moitié à Vicenza. Le deal est conclu : Vicenza paye 95 millions de lires (l’équivalent de 50 000 euros) pour acquérir la moitié de son contrat. Ce qui, a posteriori, va s’avérer être une affaire incroyable pour le club biancorosso. Boosté par l’entraîneur Gibì Fabbri, qui le repositionne d’ailier à avant-centre, Rossi se libère enfin, et contribue grandement à la montée de Vicenza (21 pions).

Prévoyante, la Juve avait inséré une clause dans le contrat, lui permettant de faire revenir Rossi en fin de saison. Mais malgré les très bonnes prestations de son poulain, les dirigeants bianconeri décident de ne pas activer ladite clause, préférant miser sur Pietro Paolo Virdis. Pour le plus grand plaisir des tifosi vicentini et du président Giussy Farina, qui va lier avec Rossi une relation paternelle. « Cela a été un président unique, même avec tous ses défauts, a plus tard raconté Rossi. Il avait une forte personnalité, beaucoup d’humour. C’était quelqu’un qui savait y faire, et avec qui il était très agréable de passer du temps. C’était un président d’un autre temps. Selon moi, il était à cent coudées au-dessus des autres, il avait des idées novatrices. Je me souviens que pour la première année en Serie A de Vicenza, il avait inventé l’abonnement biennal, pour anticiper l’argent dont il avait besoin. À l’époque, cela semblait impossible que ce genre de choses puisse sortir de l’esprit d’une personne. Mais lui était comme ça, il avait des intuitions. »

La Juve va mettre 2,5 milliards. Pour gagner Rossi, tu dois mettre 2,6.

Le jeu des enveloppes

Pour sa première saison dans l’élite, Rossi est donc monstrueux. Un renard qui facture 24 buts sur l’ensemble de la saison. Capocannoniere. Suffisant, évidemment, pour que le sélectionneur italien, Enzo Bearzot, le convoque pour le Mondial 1978 en Argentine. Suffisant, aussi, pour que le président de la Juve, Giampiero Boniperti, se rende compte de la bêtise de l’avoir laissé filer. Heureusement pour lui, Rossi appartient toujours à 50% à la Juventus. Mais Farina ne veut plus le laisser filer, et entre les deux hommes, c’est un mur qui se dresse. Comme un accord à l’amiable apparaît inenvisageable, il n’existe, à l’époque, qu’une solution. Pour savoir qui aura le droit de récupérer Rossi, il faudra passer par les enveloppes. Le principe : chaque président écrit, sur un papier, le prix qu’il souhaite payer à l’autre club pour récupérer la moitié du joueur. Chaque papier est glissé dans une enveloppe, puis les deux enveloppes sont ouvertes par un représentant de la Fédération italienne. Le président qui a écrit le prix le plus haut remporte l’enchère, et doit verser la somme indiquée à son homologue. Rudimentaire, mais efficace.

Voilà donc la situation dans laquelle se retrouve Giussy Farina en ce mois de mai 1978. Lui, le petit président d’un club de province, doit défier la grande Juve de la famille Agnelli et de Fiat au jeu des enveloppes. C’est David contre Goliath. « Nous combattrons avec des mousquets(petits fusils, NDLR), eux avec des bazookas », lâche Farina dans la presse italienne. Le vrai problème, c’est surtout que le président ne sait absolument pas le prix qu’il doit écrire. Il demande des conseils à droite à gauche, notamment aux joueurs de l’effectif. La moyenne tourne autour de 1 milliard de lires (510 000 euros). Son entraîneur, Gibì Fabbri, lui conseille 1,4 milliard de lires (720 000 euros). Mais Farina doute encore. La date fatidique approche. Il ne veut pas se planter. Et puis, la veille, le coup de fil. Et cet anonyme qui est formel : « La Juve va mettre 2,5 milliards. Pour gagner Rossi, tu dois mettre 2,6. » Farina n’en dormira pas de la nuit.

J’ai honte, mais je ne pouvais pas faire autrement. Pendant vingt ans, Vicenza a vécu des restes. Et puis, le sport est comme l’art, et Paolo est la Joconde de notre sport.

Suspicion, démission et mea culpa

Le lendemain, voilà les présidents réunis au siège de la FIGC. Farina doit défier Boniperti. La voix de l’anonyme est encore toute fraîche dans sa tête. Et ce chiffre aussi : 2,6 milliards. Est-ce un vrai conseil ? Est-ce un bluff ? Est-ce une arnaque ? Était-ce un ami ? Un émissaire de la Juve ? Tout se mélange. Alors, des doutes plein la tête, Giussy Farina saisit son stylo, et écrit sur une carte : « 2 milliards, 612 millions et 510 lires ». Boniperti en fait de même, puis remet son enveloppe à qui de droit. C’est l’heure du verdict. Ouverture des enveloppes. Celle de la Juventus d’abord. Farina est en sueur, la main sur la moustache. Et là, stupeur : « 875 millions de lires ». Le président de Vicenza n’en croit pas ses yeux. Lui, le « président paysan », vient de battre à plate couture la Juventus. Mais au même moment, il est submergé par mille émotions contradictoires. La joie d’avoir gagné, bien sûr, mais aussi la suspicion de s’être fait rouler par ce coup de fil anonyme, et le malaise d’avoir écrit un prix si élevé dans un contexte social compliqué. En effet, Farina vient de racheter la moitié de Paolo Rossi pour 2,6 milliards de lires, ce qui veut dire que le joueur « entier » en vaut le double : 5,2 milliards de lires (2,68 millions d’euros) ! Jamais un joueur n’avait été payé autant dans l’histoire, le record appartenant jusque-là à Beppe Savoldi, acheté par Naples deux ans plus tôt pour 2 milliards.

Ce prix, exorbitant à l’époque, provoque un tollé en Italie. Franco Carraro, le président de la Lega Calcio, va même jusqu’à démissionner pour afficher son désaccord. La Juve, elle, fait profil bas. « J’avais demandé à Boniperti de s’appuyer sur une évaluation technique et non sur des critères commerciaux », assure l’Avvocato Gianni Agnelli. En réalité, la vérité est surtout que la Juve ne pouvait pas, d’un point de vue éthique et moral, offrir une somme démesurée pour Rossi, à une période où la Fiat était contrainte de licencier ses ouvriers. Farina, attaqué de toutes parts pour cette somme, est obligé de faire un mea culpa moyennement assumé : « J’ai honte, mais je ne pouvais pas faire autrement. Pendant vingt ans, Vicenza a vécu des restes. Et puis, le sport est comme l’art, et Paolo est la Joconde de notre sport. » L’histoire retiendra surtout qu’un an plus tard, Vicenza sera relégué en Serie B après une saison catastrophique. Rossi, lui, sera prêté à Perugia à l’été 1979, puis suspendu deux ans dans le cadre de l’affaire du Totonero. Il reviendra juste à temps pour le Mondial 1982, dont il terminera meilleur buteur et champion du monde. Quant à Giussy Farina, il deviendra président de l’AC Milan en 1982, et convaincra Pablito de le rejoindre en 1985. Un an après, au bord de la faillite, il devra revendre l’AC Milan à un certain Silvio Berlusconi. Aujourd’hui âgé de 89 ans, il vit une retraite paisible en Espagne. Et cherche encore, depuis 44 ans, à savoir qui était au bout du fil ce 18 mai 1978.

Top 10 : les pralines de Paolo Rossi
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Par Éric Maggiori

Article initialement publié le 10 décembre 2020.

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