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La Juve et le quinquennat d’or

Éric Maggiori
La Juve et le quinquennat d’or

La Juventus vient de remporter son troisième Scudetto d’affilée. Une telle performance n’était plus arrivée depuis les années 1930. Mais que s’était-il passé, justement, lors de ces années 30 ? C’est simple, la Juve n’avait pas gagné trois, mais bien cinq Scudetti consécutifs.

C’est la première grande épopée du football italien. Difficile, toutefois, de trouver quelqu’un pour la raconter, car les protagonistes ne sont plus là pour narrer leurs exploits. Et pour cause : il faut remonter aux débuts des années 30, à une période où toutes les images de football sont en noir et blanc, ce qui n’est pas forcément un problème pour la Juventus. En 1929, le championnat d’Italie change de formule. Depuis sa création, il était divisé en deux, le groupe A et le groupe B. Les vainqueurs de chaque poule, au terme de la saison, s’affrontaient pour une finale aller-retour qui déterminait le champion d’Italie. Mais lors de l’été 1929, la Fédé italienne décide de changer. La Divisione Nazionale laisse place à la toute première Serie A, un championnat unique à 18 équipes, dont la première édition est remportée par l’Ambrosiana-Inter, ancêtre de l’Inter. Deuxième, le Genoa. Troisième, la Juve. Pour les Turinois, il s’agit de « la saison d’avant » . Désireux de combler le gap qui les sépare de l’Ambrosiana et du Genoa, Edoardo Agnelli, le président de la Vieille Dame (fils de Giovanni Agnelli, fondateur de FIAT), décide de recruter. Il engage l’entraîneur Carlo Carcano, le regista Giovanni Ferrari et l’attaquant Giovanni Vecchina. Début d’une révolution blanc et noir.

WW et Borel II

La saison 1930-31 commence fort, très fort. La Juve enchaîne huit victoires consécutives dès le début de la saison, histoire de poser les bases. Toute l’Italie est impressionnée par cette équipe qui semble se connaître depuis des années, et dont le jeu est parfaitement rodé. Le jeu, tiens. Dès son arrivée, Carlo Carcano, qui a fait ses gammes à l’Alessandria, instaure un schéma tactique intitulé le Metodo, et également utilisé à cette époque-là par la Nazionale. Le principe : une sorte de 2-3-2-3, également appelé « WW » , car la position des joueurs sur la pelouse forment deux W (rien à voir avec World War, donc). Le système est révolutionnaire en Italie, dans le sens où les adversaires ne sont pas préparés à voir arriver autant de joueurs offensifs, aussi bien sur les ailes que dans l’axe. Et en effet, la Juve marque immédiatement beaucoup de buts. 4-1 contre la Pro Patria, 3-0 contre le Milan AC, et surtout 3-0 contre le grand Genoa lors de la sixième journée de championnat. Le trio d’attaque, composé de Vecchina, Orsi et Munerati fait des merveilles. C’est en toute logique que la Juve remporte la Serie A 1930-31, avec quatre points d’avance sur la Roma, qui réalise pourtant cette année-là une saison énorme (comme quoi, de 1931 à 2014, les choses n’ont pas tant changé que ça…)

La première saison sert à poser les bases. La Juve a déjà une identité très forte, notamment grâce aux expérimentations tactiques de Carcano, qui s’impose rapidement comme le premier maître-tacticien italien de l’histoire. Au cours des saisons qui suivent, la Juve renforce encore son effectif, avec notamment l’apport du meneur de jeu oriundo Luis Monti, ou l’arrivée, en 1933, du tout jeune attaquant Felice Borel II. Âgé de 19 ans lors de son arrivée à Turin, il plante 61 buts en 62 matchs de championnat lors de ses deux premières saisons au club, et est encore considéré à ce jour comme l’un des attaquants les plus forts de l’histoire de la Juve et du football italien. En 1932, la Juve est à nouveau sacrée championne au terme d’une lutte sans merci avec le Bologne d’Angelo Schiavo, avec, au passage, une victoire 7-1 contre la Roma, qui reste la plus lourde défaite de l’histoire de la Louve en Serie A. Le règne est sans partage, et la Vieille Dame enlève également les titres de 1933 et 1934, devenant la première équipe de l’histoire à enchaîner quatre Scudetti consécutifs. L’Histoire avec un grand H.

Accident d’hydravion

Lors de l’été 1934, les joueurs de la Juventus se retrouvent pour la Coupe du monde, organisée en Italie. Sur les 22 joueurs de la Nazionale de Vittorio Pozzo, neuf font partie de l’invincible Juve. À tel point que l’équipe nationale italienne, sacrée championne du monde pour la première fois de son histoire, est rebaptisée Nazio-Juve. C’est l’apogée de cette Juve qui gagne tout. Car quelques semaines après le triomphe de l’Italie, l’entraîneur des miracles, Carlo Carcano, est licencié suite à des rumeurs concernant sa vie privée. Autre fait marquant : le gardien de but et capitaine de l’équipe, Gianpiero Combi, au club depuis 1922, décide de mettre un terme à sa carrière. Malgré ces changements, la Juventus continue de dominer la Serie A, même si le jeu est moins flamboyant. Elle lutte jusqu’à la dernière journée avec l’Ambrosiana-Inter. Le 2 juin 1935, grâce à une victoire 1-0 face à la Fiorentina, elle est à nouveau sacrée championne d’Italie, pour la cinquième fois d’affilée. Un mois plus tard, le président Agnelli décède tragiquement à l’âge de 42 ans, dans un accident d’hydravion. Coïncidence ou non, la disparition d’Agnelli marque la fin de la période magique de la Juve, baptisée « quinquennat d’or » . Il faudra ensuite attendre plus de 15 ans (et la disparition du Grande Torino lors de la tragédie de Superga) pour voir à nouveau la Juventus triompher en Italie.

Ce quinquennat d’or, en plus d’être le plus grand cycle de victoires consécutives d’un club italien, a eu un impact social extrêmement important en Italie. Il faut se replacer dans le contexte. Nous sommes à l’entre-deux-Guerres, en plein régime fasciste. À l’époque, les choses étaient plutôt simples : vous êtes nés à Bologne, vous supportez Bologne. Vous êtes nés à Gênes, vous supportez le Genoa. Or, pour la première fois, la Juventus vient bousculer ce régionalisme. En effet, l’équipe bianconera devient très populaire aux quatre coins du pays, grâce à plusieurs facteurs : un enchaînement de victoires, un jeu spectaculaire, le fait d’avoir permis à l’Italie de remporter le Mondial 1934, et la création du désormais « style Juventus » , qui veut que les joueurs turinois sont toujours élégants et chevaleresques. C’est ainsi que la Juve devient la « fiancée d’Italie » , pour la simple et bonne raison que, pour la première fois de l’histoire, une équipe a des tifosi partout dans le pays, du Nord au Sud. Elle joue également un rôle majeur dans la formation d’une identité nationale à travers le sport, justement parce qu’elle unit des supporters venus de toutes les régions. Et qui plus est, la Juve du quinquennat d’or a toujours gardé une distance avec le régime fasciste, certains de ses dirigeants, à l’instar de Giovanni Mazzonis, étant même des antifascistes prononcés. On l’aura compris : la Juve de Buffon et Pirlo, malgré ses impressionnants records, est encore loin d’atteindre, dans l’imaginaire collectif, cette mythique Juve des années 30…

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