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Kewell : « Je veux créer quelque chose »

Propos recueillis par Maxime Brigand, à Crawley
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Plus de trois ans après ses dernières foulées de joueur, Harry Kewell a débuté cet été sa carrière d'entraîneur sur le banc de Crawley Town, en quatrième division anglaise. Ou comment se lancer à 39 ans dans une partie de Football Manager, dans l'anonymat et la galère d'un club habitué à lutter pour sa survie. Entretien révolution.

Le foot et ses décors : un mercredi matin comme les autres à Crawley, prospère cité du sud de l’Angleterre où une forêt embrasse des maisons en construction aux abords de l’anonyme Broadfield Stadium. La veille, le Crawley Town FC a avalé sa dixième défaite toutes compétitions confondues de la saison à Portsmouth (1-3) lors d’une rencontre comptant pour la deuxième journée de l’EFL Trophy, et l’expression des visages qui circulent à travers les portes de l’enceinte des Reds ne rassure personne. Triste refrain : après douze journées de championnat, le club est actuellement dix-huitième – sur 24 – de League Two (D4 anglaise). Comme lors de l’automne 2016, comme lors de l’automne 2015, deux exercices qui se sont bouclés sur une lutte pour le maintien anxiogène malgré l’arrivée à la tête du club du businessman turc Ziya Eren il y a maintenant dix-neuf mois. Puis, une Mercedes noire découpe le silence d’un parking où l’on s’échauffe habituellement avant de passer le permis de conduire. Le visage fermé d’un lendemain de défaite, Harry Kewell s’avance et lâche un « bonjour » en VF, rudiment laissé dans sa mémoire par ses amis Djibril Cissé et Florent Sinama-Pongolle, connus à Liverpool il y a une dizaine d’années. Changement de monde, de costume. Cet été, Kewell est devenu le premier entraîneur australien de l’histoire du football anglais. Drôle de dépucelage pour une légende.


Arrivez-vous à trouver le sommeil après une défaite ?Tout dépend de la prestation de mon équipe. Je pense que je peux influer sur environ 80% d’un match. Dire, en tant qu’entraîneur, que l’on peut maîtriser 100% des événements d’une rencontre, c’est des conneries. Mon rôle est donc de contrôler ce que je peux contrôler : le style de mon équipe, les choix dans la composition, les changements, la façon de défendre, de construire, tout ça c’est ce que je peux créer. Ce que je ne peux empêcher est simple : les erreurs individuelles, les décisions arbitrales, l’état du terrain, l’environnement dans lequel on évolue, la météo… Si l’on revient sur notre soirée d’hier soir, je pense que l’arbitre a vraiment fait un bon match et je sais à quel point ce métier n’est pas simple depuis le temps que je suis dans le football. Cette fois, certaines décisions ont été contre nous – parfois ça ira dans notre sens –, mais si l’on prend le second but adverse, il y a une faute au départ qui est sifflée, que je trouve sévère. Bref, dans les 80% que je peux contrôler, il y a le travail et je sais où on en est après quelques semaines. L’équipe doit marquer plus de buts et arrêter d’être naïve défensivement, mais ce sont des choses sur lesquelles on peut travailler.

Depuis votre arrivée à Crawley, vous expliquez souvent vouloir apporter « quelque chose de différent » en tant qu’entraîneur. C’est-à-dire ? Je souhaite ressusciter les footballeurs qui réfléchissent. Je n’ai pas envie d’arriver au stade, de donner mes consignes et que mes joueurs agissent comme des robots. Tu peux demander à ton équipe d’afficher un certain visage, mais tu ne peux pas reproduire exactement ce que tu fais à l’entraînement parce qu’un match, c’est la vie réelle, c’est une histoire de l’instant. C’est aussi un spectacle, comme une pièce qui se joue à Broadway. Si quelqu’un dort dans le public, tu te dois de le faire réagir, de capter son attention. Quand tu arrives sur le terrain, tu as un plan, une certaine idée de comment tu veux qu’il fonctionne, mais tu dois être en mesure de t’adapter aux événements. Tout ça dépend de la capacité de réflexion de tes joueurs. Dans ce cadre, mon rôle est de leur donner assez de confiance pour qu’ils soient capables d’affronter les événements. Je ne vais pas transformer un arrière droit en ailier gauche, jamais. Ce que je veux faire, c’est travailler de façon que chaque joueur puisse réagir à n’importe quelle situation.

Un match, c’est la vie réelle, c’est une histoire de l’instant. C’est aussi un spectacle, comme une pièce qui se joue à Broadway. Si quelqu’un dort dans le public, tu te dois de le faire réagir, de capter son attention.

Vous pensez qu’on ne parle pas assez du cerveau des footballeurs ?Arrêtons-nous deux minutes sur la vie d’un joueur professionnel : c’est un sport magnifique, les joueurs font de leur passion un métier, ce qui est fantastique, mais on a créé un environnement où ils ont tout. On leur dit comment s’entraîner, ce qu’il faut manger, où il faut aller, à quelle heure ils doivent dormir pour être en forme, on s’adapte à leur demande… Mais derrière ça, on a des hommes en face de nous, donc je veux responsabiliser mes joueurs. Quand je dis ça, je parle aussi du rapport à l’être humain, car ils doivent être capables de prendre des décisions eux-mêmes au-delà de ce que le coach leur demande. Je sais que ça va prendre du temps, que c’est un véritable changement, mais ça marche, ça va marcher en tout cas. Pour le moment, il ne manque que les résultats.

Est-ce difficile d’enseigner un style de jeu ?Ce que je demande est très simple : jouer simple. Si tu as le ballon, que tu lèves la tête et qu’un partenaire est dans une meilleure position que toi, passe-lui le ballon, ce n’est pas plus compliqué que ça. En tant que joueur, j’étais comme ça, je jouais simple. Le foot n’est pas difficile, mais on peut le rendre difficile lorsqu’on commence à enchaîner les dribbles, etc. Les meilleures équipes du monde jouent simple. Elles jouent vite, d’accord, il y a du mouvement, des courses pour ouvrir des espaces ou en offrir à un joueur qui peut conclure une séquence, mais c’est un football simple et c’est que j’essaye de mettre en place ici.

Que gardez-vous de votre expérience avec les U23 de Watford qui s’est étirée de 2015 à 2017 ?(Il réfléchit) C’était un travail complètement différent. À Watford, mon rôle était d’améliorer de jeunes joueurs pour qu’ils puissent évoluer avec l’équipe première. Dans ce contexte, c’est difficile d’imposer ta patte, ton style, car tu peux travailler avec certains joueurs une semaine et ne plus les voir ensuite. Cette expérience m’a appris à m’adapter rapidement. Personne ne m’a appris à analyser un joueur par exemple, mais grâce à ce passage à Watford, je peux réagir à une situation. Ça m’a préparé à ce qui m’attendrait ensuite, c’était vraiment une super expérience et ça m’a prouvé que ce boulot n’est pas simple. Ce n’est pas simple d’être entraîneur, ce n’est pas simple de préparer une séance d’entraînement, de s’inquiéter en permanence pour les joueurs, mais avoir pu apprendre à le faire dans un club de Premier League a été fantastique.

J’ai connu des pointures – Benítez, Rijkaard, Houllier, Hiddink, Terry Venables, George Graham –, mais je refuse de piquer leurs idées.

Quand vous avez eu l’opportunité de prendre la barre d’une équipe première, avez-vous échangé avec Benítez ou l’un de vos anciens coachs ?Non… Le seul avec qui j’ai échangé est Chris Hughton, qui est à Brighton aujourd’hui, parce qu’on les a affrontés en préparation. Forcément, après le match, je lui ai posé quelques questions, il m’a donné des conseils. Après, si à l’avenir j’ai des soucis, des questions, je pense que certains de mes anciens entraîneurs pourraient m’aider. Hier soir encore, on a pas mal discuté avec Kenny Jackett, le coach de Portsmouth. Tout ça, c’est pour le hors-terrain. Sur le terrain, je veux développer mes idées, je veux créer quelque chose que j’ai imaginé, pas m’inspirer de ce que les meilleurs entraîneurs avec lesquels j’ai travaillé dans ma carrière m’ont enseigné. J’ai connu des pointures – Benítez, Rijkaard, Houllier, Hiddink, Terry Venables, George Graham –, mais je refuse de piquer leurs idées.

Avez-vous l’impression que les gens attendront plus de choses de vous parce que vous êtes Harry Kewell ?En matière de ?

De résultats, d’immédiateté des résultats, on sera peut-être moins patient avec vous. Possible, mais si l’on s’arrête sur les résultats, il faut d’abord comprendre que j’essaye de changer la façon de jouer d’un club qui se bat pour ne pas descendre depuis deux saisons maintenant. Depuis le début de saison, je sens un changement et on a eu les opportunités pour ne pas être dans la situation dans laquelle on est aujourd’hui. Je ne suis pas stupide, je sais qu’on doit marquer plus de buts, c’est une évidence, mais sans occasion, c’est impossible. On va y arriver, c’est une certitude. Je vois le travail de mes joueurs la semaine à l’entraînement, la confiance est là.

En quoi la League Two (D4 anglaise) a bousculé ce que vous connaissiez du foot jusqu’ici ?L’approche y est différente, mais la réception que j’ai eu de la part des joueurs en arrivant ici a été excellente. Je suis arrivé en bousculant le système de fonctionnement du club, le rythme de travail, les séances d’entraînement, la charge d’efforts… et ils l’ont accepté. Après, bien sûr, trouver un équilibre demande du temps. Ce club veut vraiment exister, être reconnu, mais ce n’est pas quelque chose que l’on fabrique en une nuit, une pré-saison, quelques mois… Crawley Town a connu des moments compliqués, mais en proposant du jeu, en travaillant, ça va marcher.

Comment travaillez-vous ? Certains entraîneurs s’inspirent de la philosophie, de livres sur la tactique, c’est votre cas ?Non, pas vraiment… J’ai toujours eu un esprit créatif. Lorsque j’étais joueur, j’ai toujours eu la sensation de voir les choses, de les sentir. Je suis aussi quelqu’un qui planifie beaucoup. Mes semaines d’entraînement sont programmées sur un déroulé qui démarre d’un jour 1 pour atteindre le jour du match. Un joueur ne peut s’épanouir en répétant chaque jour les mêmes choses à l’entraînement. Pour moi, c’est comme si chaque semaine, tu mangeais les mêmes repas : le lundi de la bolognaise, le mardi du poulet, le mercredi du poisson, le jeudi de la soupe… Je déteste le formatage, je veux créer tout en gardant certaines bases, ce qui veut aussi dire surprendre de façon que chaque matin, mes joueurs arrivent et se disent : alors, qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui ?

D’où vient cet esprit créatif ?De la passion, je pense. J’aime le foot, j’y ai joué toute ma vie avec l’objectif de m’améliorer et de progresser sur les détails. Un détail, c’est par exemple, la première touche de balle, l’une des choses les plus importantes dans le foot : si tu réussis ta première touche, tu peux te mettre dans une meilleure position. C’est quelque chose qui est essentiel à la construction parce que tu es moins fluide lorsqu’un partenaire te transmet le ballon sur la poitrine, la tête, la cuisse. Si tu rates ta première touche, le défenseur est déjà sur toi. Mon travail porte aussi là-dessus : faire d’un individu un meilleur joueur, avec de meilleurs réflexes.

Je déteste le formatage, je veux créer tout en gardant certaines bases, ce qui veut aussi dire surprendre de façon que chaque matin, mes joueurs arrivent et se disent : alors, qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui ?

Quel entraîneur a fait de vous un meilleur joueur ?Frank Rijkaard. J’ai adoré travailler avec lui, sa façon d’aborder le jeu, d’appréhender le football. Avant d’arriver à Galatasaray, je pensais être un joueur créatif, mais lui m’a donné les clés pour devenir encore un meilleur joueur. J’ai toujours été professionnel dans mon travail, mais je le suis devenu encore un peu plus avec Rijkaard. C’était la fin de ma carrière pourtant, mais j’ai accepté ce défi qu’était la Turquie.

Quand vous étiez joueur, vous vous intéressiez déjà au coaching ?Non, je pense qu’il est impossible de mélanger les deux. Joueur est un travail compliqué : tu dois digérer les consignes données par le coach, gérer la pression des supporters, les attentes de tes partenaires, être performant… Entraîner est au moins aussi difficile car quand tu joues, tu fais ton travail. Quand tu entraînes, tu bosses pour les autres avant tout, tu fais le travail pour plusieurs personnes : pour les onze joueurs que tu titularises, les sept que tu mets sur le banc, les quatre-cinq que tu laisses en tribunes, les supporters qui croient en toi, les dirigeants qui te font confiance…

C’était un objectif de rester en Angleterre pour commencer ? J’ai toujours été un voyageur, je viens d’Australie, j’ai joué en Angleterre, en Turquie, au Qatar. C’est en moi et ça ne m’a jamais fait peur. J’ai toujours aimé les nouvelles expériences, mais aussi avant tout le football européen. Mais voilà, quand j’ai reçu la proposition de Crawley Town, je n’ai pas hésité : c’est un endroit magnifique pour commencer ma carrière d’entraîneur. Soit tout en bas de l’échelle, vraiment tout en bas (rires), mais aussi pour apprendre.

C’était important de commencer par là ?À 100% ! Je sais que c’est difficile pour un entraîneur sans expérience, mais j’ai envie de pouvoir dire dans quelques années : j’y suis arrivé. Il n’y a que comme ça que tu peux prouver qui tu es vraiment, ce que tu vaux. Je ne suis pas sûr que de travailler d’entrée dans un club de premier plan, où tu as tout à disposition, permet de juger si tu es un bon coach ou pas. Après, je sais que ce n’est pas un défi pour n’importe qui, qu’il faut être prêt, mais pour moi, c’était vital.

L’Australie m’a aidé à développer une attitude de combattant, celle des outsiders. Je n’ai pas peur du combat, de la lutte. Si un défi est trop important pour moi, j’irai au bout de mes capacités pour le surmonter. La vie n’est pas simple, c’est un test.

Comment a réagi votre famille quand vous avez annoncé à tout le monde que vous alliez vous installer à Crawley ?(Rires.) Ma femme était très heureuse pour moi. Elle sait à quel point j’aime le football et à quel point, en tant que joueur, j’ai fait des sacrifices. C’est difficile, mais c’est le boulot que j’aime, que je veux faire, mais personne ne peut faire le plus beau métier du monde en restant à la maison. Tu dois être prêt à voyager, mais je suis content que la technologie ait inventé Skype, Facetime… Ma femme sait aussi que c’est un boulot qui prend 367 jours par an. C’est compliqué à vivre quand tu as des enfants, une famille, et sans elle, je ne pourrais pas faire ce que je fais aujourd’hui. Elle est exceptionnelle et sait que ce n’est pas éternel. J’essaie de déconnecter, de prendre du repos pour avoir mon rôle de mari et de père, mais c’est compliqué parfois. Ce n’est pas de leur faute et en contrepartie, votre famille vous voit aussi souffrir, être contrarié par certaines choses. Psychologiquement, je sais que retrouver ma famille me permet de recharger les batteries et je devrais le faire plus souvent, car quand tu gagnes, ça va, mais quand tu perds… C’est aussi ça l’apprentissage.

En quoi vos racines australiennes influencent votre approche ?J’ai quitté ma famille quand j’avais quinze ans, donc mon éducation, en matière de football, est davantage anglaise. C’est avant tout pour ça que je comprends tout de ce pays en matière de mentalité. L’Australie m’a aidé à développer une attitude de combattant, celle des outsiders. Je n’ai pas peur du combat, de la lutte. Si un défi est trop important pour moi, j’irai au bout de mes capacités pour le surmonter. La vie n’est pas simple, c’est un test, je le sais, mais je vois ici que mes joueurs sont en symbiose avec ma mentalité.

Avant de partir, on se pose quand même une question : comment vont les gars de Leeds ?(Il sourit) Ils vont bien ! Ian Harte est agent maintenant, donc on s’est eu récemment pour parler de quelques joueurs. Je suis également en contact avec Michael Bridges, Lee Bowyer, qui fait du bon boulot avec Charlton… Mark Viduka, je l’ai revu il y a quelques années ! J’ai entendu qu’il passait ses diplômes d’entraîneur, mais je crois qu’il est encore en Croatie. Sinon… ah si, j’ai revu Alan Smith avec Notts County l’autre jour. C’était cool, il va super bien ! Après ce qu’on a vécu ensemble, on est encore des potes aujourd’hui.

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Propos recueillis par Maxime Brigand, à Crawley

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