À 68 ans, vous êtes toujours aussi passionné de football ?
C’est l’une des trois choses que j’aime le plus dans la vie. Avec le rock’n’roll et la gestion de la région. C’est une passion absolue. J’ai joué, je joue encore. J’ai commencé petit à dribbler mon père. Mon premier souvenir remonte à la Coupe du monde 1958 avec Pelé. J’ai beaucoup joué avec mon frère. Il était numéro 6 et moi, j’étais le numéro 10, on a tourné dans pas mal d’équipes, notamment des trucs impossibles, comme la Poterne des Peupliers à Paris, sur des terrains pourris. J’ai failli être sélectionné au Stade français, qui était le deuxième ou troisième club de la région parisienne à l’époque.
Vous avez réussi à concilier votre activité politique avec le foot ?
Dans la mesure du possible, j’ai une télé dans mon bureau… Dès que je suis à l’étranger, j’essaie de voir un match et j’emmène mes gosses. On est allé voir la Roma ensemble, la finale de la Coupe du monde à Rome, Argentine-Allemagne. Il y a un an, on était à Berlin, il faisait moins 25, pour voir un match du Hertha Berlin contre je ne sais plus qui en deuxième division, devant 45 000 spectateurs, c’était démentiel. Le vrai problème, c’est que les matchs ne sont jamais à la bonne heure…
Avec le temps, quels sont les joueurs qui vous ont marqué ?
La plus grande équipe pour moi est la Hongrie de 1954 avec Czibor, Puskás… J’ai beaucoup aimé l’équipe de Monaco avec Théo et Douis, l’Argentine avec des joueurs élégants, très dribbleurs, comme Kempes et Maradona. L’équipe de Nantes des années 90 avec Coco Suaudeau était très belle aussi. Mon grand joueur de foot joue avec les chaussettes baissées. J’oublie pas Anderlecht, l’Ajax et Cruyff, j’ai aussi un goût pour les équipes sud-américaines. J’ai toujours aimé les équipes un peu politiques. J’entends par là les équipes intelligentes, fair-play, j’aime le football un peu intellectuel, cérébral. Je déteste le kick’n’rush brutal.
Vous avez pourtant un cœur de rocker… Vous n’aimez pas le foot anglais ?
Si, j’aime bien le championnat anglais actuel parce qu’il y a beaucoup de buts.
C’est pourtant un championnat plus très anglais et qui fait la promotion de l’économie libérale la plus sauvage ?
C’est vrai…
Vous êtes favorable à la régulation européenne du foot ?
Disons que le foot est devenu un spectacle. Et je ne vois pas comment on peut arrêter ce mouvement… On n’a jamais réussi quelque chose en rabotant les gens d’autorité. Ils sont toujours revenus par ailleurs. Je vais peut-être vous paraître ultra-libéral en vous disant ça. Dans l’idéal, bien sûr, il faut de la régulation. Mais aujourd’hui, le système est particulièrement complexe, ce que l’on peut aussi regretter.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le foot ?
C’est un phénomène absolu, il y a un lien entre le rock, la couleur, les images, les lumières, dans un spectacle total, c’est ça le foot, c’est pour ça qu’il écrase tous les autres sports. Et personnellement, j’ai toujours aimé les trucs décadents, je suis plus Roxy Music que Springsteen.
Vos références ne sont pas tellement décadentes par contre…
Non pas tellement, c’est vrai ! J’aime beaucoup le Barça, j’adore Messi, il a un côté un peu joufflu, bon élève, il ramène le foot à quelque chose d’enfantin. Dès qu’il a la balle, tout le monde panique.
Vous êtes plein de contradictions !
On a tous des contradictions ! En fait, je suis plus Rolling Stones que Beatles. Et les Beatles sont plus proches du Barça. Encore une contradiction…
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Guy Roux, je l’ai rencontré des tas de fois, parce que je sponsorisais Auxerre avec le Crédit Agricole, c’est un personnage. Zidane, qui était venu avec Jospin et moi à Moscou pour nous aider à promouvoir la candidature de Paris pour organiser les JO. Il était extraordinairement timide. Il parlait peu, mais on avait l’impression qu’il n’en pensait pas moins, qu’il avait déjà une idée précise de ce qu’il voulait. J’aime beaucoup Arsène Wenger pour son flegme, sa noblesse d’attitude, c’est un type qui ne s’énerve jamais. Tout l’inverse de Vahid, que j’adorais aussi ! Il était tellement marrant, Vahid : « C’est pas possible, perdu, perdu, pourtant avait bien joué, comprend pas, perdu, perdu ! »
Le PSG de Vahid ne vous rend-il pas nostalgique ? Celui qui perdait quand il devait gagner et gagnait quand il devait perdre…
C’est vrai que c’était une équipe attachante. Aujourd’hui, c’est plus froid, de meilleure qualité avec des joueurs impressionnants de technicité. Mais je n’ai aucune critique à faire sur le PSG actuel, bien au contraire ! Ils ont établi le calme dans les tribunes et construisent un grand club. Et les violences, les insultes, la banderole sur les Ch’tis, il fallait que ça cesse.
Vous parlez de la banderole sur les Ch’tis… Vous ne pensez pas que le foot est une grande farce qui permet de révéler la nature humaine ?
Je vais vous dire, je n’accepte pas l’être humain tel qu’il est ! C’est aussi ça, les chrétiens de gauche, on veut tirer des gens plus que ce qu’ils donnent. On veut élever tout le monde et s’élever avec eux. J’admets pas qu’on dise : « C’est la nature humaine. » Tout notre travail de politique est de civiliser les choses.
La relation est compliquée entre le foot et les politiques, la photo quand ça gagne, le mépris quand ça perd…
Vous pouvez dire ça de beaucoup de sports… C’est vrai que je trouve ça un peu misérable. En revanche, certains aiment vraiment ça. Sarko par exemple. Et Seguin est un personnage magnifique. J’étais assis à côté au Parc, il était toujours là à tirer la tronche. Je lui disais : « Il est pas mal lui, il est pas mal Ronaldinho. » Il répondait avec une moue : « Bof, c’est pas un joueur. » Il était d’un flegme et d’une sévérité incroyable !
C’est très difficile d’être éclectique en France, d’être capable d’aimer l’opéra, le rock et le foot…
Pourquoi la gauche intellectuelle n’aime pas le foot ? Est-ce qu’on peut y voir une forme de déni des intellectuels de gauche sur l’une des premières passions populaires française ?
Il y a un peu de ça… C’est vrai, contrairement à l’étranger, peu d’intellectuels français se sont intéressés au foot. C’est très difficile d’être éclectique en France, d’être capable d’aimer l’opéra, le rock, le foot… D’ailleurs demain, je vais déjeuner avec Elliot Murphy ! Les gens sont dans des tribus, ils suivent leurs tribus… Comment ne pas comprendre que le foot est absolument vital et essentiel pour les gens ? Pourquoi ne pas regarder le foot sans mépris en considérant que c’est un moment important de la vie ? C’est l’un des phénomènes culturels mondiaux les plus importants, Cohn-Bendit aime le foot, François Hollande adore aussi, Manuel Valls également, on a joué ensemble dans l’équipe du cabinet Rocard…
Michel Rocard ne jouait pas au foot ?
Il donnait simplement le coup d’envoi, son truc, c’est la voile et le ski.
Ce n’est pas franchement ce qui permet de se connecter avec le peuple !
Non pas franchement (rires) !
Que pensez-vous des discours sur les footballeurs « trop jeunes, trop payés, trop idiots… » ?
On est injuste avec les joueurs, leurs carrières sont courtes. C’est aussi pour cela que j’admire Wenger, Guy Roux, Gourcuff, qui les accompagnent jeunes et les empêchent de dériver. J’ai connu la banque, l’administration et il y a des fortunes beaucoup plus discutables et facilement gagnées dans ces univers-là… En France, on est choqué par les salaires des footballeurs parce qu’on a la passion absolue de l’égalité. J’en ai marre qu’on critique les salaires des joueurs de foot, le mec peut se faire éclater la patte à n’importe quel moment, qu’ils en profitent ! Le foot est intégré dans le monde dans lequel on vit, c’est le royaume des marques, des objets… Ce n’est pas un phénomène marginal et incompréhensible.
Pour vous, Jean-Paul Huchon, le football est-il un sport de droite ou de gauche ?
Historiquement, le foot est un sport de compensation pour des ouvriers vissés à leur poste. Le foot est libérateur. Je pense que c’est un sport du centre ou de centre gauche, il permet à la fois l’exploit individuel et impose de jouer collectif. De ce fait, qu’un individu puisse s’exprimer grâce au collectif, c’est plutôt pas mal, non ? Au rugby, le collectif est écrasant.
Cohn-Bendit a dit un jour « Le football de gauche, c’est « tu marques plus de buts que tu en encaisses ». Le football de droite, c’est l’inverse ! Tu essaies de ne pas encaisser un but et le hasard fait que tu en marques un. » Mais c’est complètement faux, non ? Le football de gauche ne serait pas celui du moins fort qui s’organise pour renverser la force originelle ? Le catenaccio, en somme ?
Non, je suis d’accord avec lui, c’est la définition que je vous donnais, une conception offensive et intelligente du foot rattachée à une conception progressiste de l’individu et de la société. La gauche aime le panache. À une époque, il y avait deux journaux de foot en France, Mirroir Sprint et France Football. Mirroir Sprint en cyclisme préférait Poulidor à Anquetil parce qu’il perdait. C’était une posture de gauche parce que la gauche à l’époque ne pensait pas gagner. En foot, ils détestaient le catenaccio et mettait en avant le beau jeu. Je me retrouve dans ce regard-là.
Quel regard vous portez sur la Coupe du monde qui débute ?
Il va peut-être y avoir des émeutes… Mais le foot, c’est quelque chose d’absolument majeur au Brésil, j’espère aussi une belle fête, la victoire des équipes les plus chatoyantes, les plus sud-américaines et de la France. J’espère une Coupe du monde offensive, plus Espagne 82 ou États-Unis 94, et moins Allemagne 2006…