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  • Disparition de Jean-Luc Godard

Jean-Luc Godard, sauve qui peut le football

Par Jean-Marie Pottier
Jean-Luc Godard, sauve qui peut le football

Mort à l’âge de 91 ans, le cinéaste franco-suisse aimait le ballon rond d’une passion lucide et douloureuse, au point d’en citer quelques grandes ou sombres heures dans ses films.

Au commencement, il y a deux enfants qui jouent, qui s’échangent un ballon du pied en alternant les rôles : tu es l’attaquant, je suis le défenseur, puis on inverse. Ils jouent dans des ruines, des avions passent au-dessus de leur tête et le bruit d’un mortier succède à celui de la chaussure qui frappe le cuir. Le jeu, le football, est menacé par la folie des hommes, la guerre, objet du court-métrage commandé à l’automne 1990 par l’Unicef à Jean-Luc Godard et son épouse, la réalisatrice Anne-Marie Miéville : L’Enfance de l’art.

Mort, de sa propre volonté, le 13 septembre à l’âge de 91 ans, le cinéaste franco-suisse aimait le football, et plus généralement le sport, d’une passion douloureuse et consciente de ses défauts et ses dévoiements guerriers, médiatiques, mercantiles (« Si on avait su que tout ça finirait par Barthez embrassant un McDonald », lâchera-t-il à l’automne 1998). Lui aussi, avant d’être gardien de l’équipe juniors de Nyon, l’a été, ce petit garçon qui jouait dans les ruines. Pas de vraies ruines, mais celles de l’Europe où il grandit au début des années 1930. Dans un dialogue avec le documentariste Marcel Ophüls – l’auteur du Chagrin et la Pitié -, il compare leurs deux destins, l’un qui « traversait l’Atlantique pourchassé » parce que juif, l’autre qui, pendant ce temps-là, « jouait au football place Perdtemps, à Nyon », sans rien savoir de l’extermination en cours. Lui qui, quand le général allemand Rommel a été vaincu à El-Alamein, en a « été très affecté, un peu comme si [son] équipe de football préférée avait perdu un match ».

Une passion pour la Hongrie

La guerre comme un match de football, le match de football comme guerre. Jean-Luc Godard s’est notamment passionné pour une des équipes qui incarne le mieux, au XXe siècle, la beauté du ballon rond et le tragique de l’histoire : la Hongrie dispersée par l’invasion soviétique de 1956. Celle qui humilie en deux temps, en 1953-1954, l’arrogante Angleterre impériale, 6-3 à Wembley, 7-1 à Budapest : « Comme le football, le cinéma d’outre-Manche est aujourd’hui une énigme autant qu’une légende », écrit peu après celui qui détestait autant le football anglais que le cinéma anglais et qui jamais n’oubliera Puskás, « le major galopant » , Kocsis, « tête d’or » , Czibor, « l’ailier fou » , ou le « député » Bozsik.

Décrivant sa passion du sport en 2001 à L’Équipe, Godard se souvient de Puskás, dans un documentaire, faisant ses courses en jonglant avec un ballon, de l’échoppe du marchand de journaux à la boucherie – de l’art au quotidien, un peu comme Jean-Claude Brialy, dans Une femme est une femme (1964), se livre à un ballet avec un balai au son d’un Clásico que commente pour la radio le critique Jean Domarchi : « Di Stéfano contrôle la balle. Oh, il file sur l’aile droite dans un style qui rappelle absolument le Matthews des grands jours, c’est fantastique, c’est du Shakespeare ! Oh, le divin Alfredo est le Jules César du football. Il centre maintenant à destination de Del Sol. Del Sol à Puskás, Puskás à Del Sol, Del Sol à Di Stéfano, Di Stéfano à Del Sol… Oh, oh, je pleure parce que le Real est grand aujourd’hui ! » Godard affirme que « si le communisme a jamais existé, c’est l’équipe du Honved de Budapest qui l’a le mieux incarné », formule qu’il réutilisera quelques années plus tard dans son film Notre musique (2004).

Numéro deux

Qui l’a le mieux incarné, mais n’a pas réussi à le faire gagner : en 1954, année où Godard tourne en Suisse son premier court-métrage, le documentaire Opération béton, une RFA revancharde remonte deux buts de retard à la Hongrie pour remporter sa première Coupe du monde à quelques kilomètres de là. Les romantiques, c’est bien connu, ne savent pas bétonner. Vingt ans plus tard, les Pays-Bas de Cruyff et Neeskens, émanation d’un autre football socialisme, d’un Ajax qui constitue pour Godard le seul digne descendant de la Hongrie ( « Tout le monde attaquait et défendait, c’était comme du free jazz » ), s’inclinent face à la même équipe. Eux aussi ont gaspillé leur avantage initial, un penalty accordé dès la première minute. On voit le croque-en-jambe de Hoeness sur Cruyff, avec les commentaires français d’époque, dans Numéro deux (1975), un film tourné en vidéo par Godard à Grenoble. On le voit, mais il n’occupe qu’une infime partie de l’écran : un enfant tente de regarder le match sur une petite télévision dont le son crachote, pendant que son grand-père intime au « petit connard » de lui mettre la troisième chaîne pour qu’il puisse regarder un film russe, et se fait reprendre de volée par le père : « Fais pas chier, t’as qu’à t’acheter un poste ! »

Du mépris pour la façon dont est filmé le football

Football télévisé, football dompté dans la grande cacophonie domestique. Grand contempteur de la télévision, Godard n’a évidemment que mépris pour la façon dont elle filme le football, soudainement surdécoupé, surzoomé, surinterprété. Dont elle fait un spectacle mensonger, digne de ces mauvais films dont l’équipe en promo vante la qualité, comme si elle affirmait enchaîner des buts après avoir « pris 12-0 contre n’importe qui ». Lui rêvait d’une chaîne qui ne diffuserait que des séances de tirs au but, ce duel de western du foot. Ou imaginait parfois filmer le sport, mais au long cours, en commençant par en bas, par exemple en suivant la Coupe de France, ou Roland-Garros dès les qualifications.

Numéro deux marque un ton plus cru et plus expérimental dans son œuvre, qui va se confirmer dans la décennie qui suit. En 1979, dans le magnifique Sauve qui peut (la vie), Godard filme la jeune Cécile Tanner (fille du grand cinéaste suisse Alain Tanner, mort deux jours avant JLG) jouer au foot pendant que Jacques Dutronc, son père de fiction, interroge son entraîneur de manière scabreuse sur son rapport à sa propre fille : «  T’as encore jamais eu envie de la caresser ou de l’enculer ?  » En 1987, Soigne ta droite reconstitue brièvement le tableau sanglant du Heysel, survenu deux ans avant, dans un stade cerclé de barbelés qui évoque aussi le Vél d’Hiv et où une voix hurle en boucle le nom de Platini sur fond de sifflets.

Soigne ta droite

Le football est à terre. En 2010, dans Film socialisme, Godard s’intéresse à nouveau brièvement à lui pour mieux le voir tomber, cette fois-ci en beauté. Dans un flux d’images (peintures, actualités, vieux extraits de films) typique de sa dernière période, le cinéaste fait clignoter quelques plans d’Andrés Iniesta s’affaissant après avoir été victime d’une faute. L’image est pourtant extraite d’un triomphe, peut-être l’apogée de l’équipe de Guardiola, la finale de Rome contre Manchester United en 2009 (2-0). Mais quelque chose s’est déjà brisé. Quand sort le film, la même équipe vient de se casser les dents sur l’Inter de Mourinho et son Eto’o arrière gauche : « Barcelone n’arrive pas à tenir deux matchs de suite à son niveau. […] Pourquoi n’y arrivent-ils pas ? Quand on n’y arrive pas, on fait moins de matchs », se plaint alors Godard dans Les Inrockuptibles. C’est fragile, la beauté, c’est éphémère, la grâce. Le football, quand il est bellement et innocemment joué, c’est l’enfance de l’art, mais cette enfance prend souvent vite fin : telle était la leçon lucide et mélancolique de coach Godard.

Film socialisme

Par Jean-Marie Pottier

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