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Javier Pastore : « Si Messi gagne le Mondial, tu ne pourras plus rien lui dire »
En instance de départ à Elche et présent au Qatar sur invitation de l’émir pour soutenir l’Albiceleste, Javier Pastore a pris le temps, avant le quart de finale face aux Pays-Bas, de parler de l’Argentine, de Lionel Messi et même de ses souvenirs de tournois argentins où cent kilos de viande étaient en jeu.
Sur les deux premiers matchs de l’Argentine face à l’Arabie saoudite et le Mexique, on a senti une réelle tension sur comme en dehors du terrain. Lionel Scaloni racontait même que son frère l’avait appelé en pleurant. Pourquoi ?Après la défaite surprise face à l’Arabie saoudite lors du premier match, il y avait un peu cette sensation que c’était foutu, que c’était fini. La victoire face au Mexique était une libération. Les deux suivantes face à la Pologne et l’Australie ont fait renaître en nous ce sentiment que l’on avait une équipe qui peut aller au bout. Nous, les Argentins, on vit le foot comme ça. Avec beaucoup d’amour, d’intensité, de passion. Ces dernières années, cette passion s’était un peu perdue, car la sélection a eu quelques difficultés : on changeait régulièrement de sélectionneur, de joueurs. Les supporters argentins ne croyaient plus totalement en leur équipe nationale. La victoire en Copa América l’an dernier leur a redonné foi en cette équipe. Et puis, c’est le dernier Mondial de Leo Messi. Une personne qui aime un tant soit peu le foot veut le voir remporter au moins une fois ce trophée. En Argentine, quand tu apprends à parler et à marcher, la première chose que tu demandes, c’est un ballon.
Comment expliquer ce rapport intense et culturel entre les Argentins et leur sélection ?En Argentine, quand tu apprends à parler et à marcher, la première chose que tu demandes, c’est un ballon. C’était comme ça il y a cent ans et c’est toujours le cas aujourd’hui. C’est notre jeu préféré. Quand tu es avec des amis, tu ne te poses pas la question : que tu sois dans un jardin, sur un terrain, dans la rue ou dans une maison, tu joues au foot.
C’était pareil quand tu étais petit ?J’avais toujours un ballon sous le bras. Quand j’allais à l’école, dès qu’il y avait dix minutes de récréation, je jouais au football. Je rentrais dans la classe dégoulinant de transpiration, et le professeur nous demandait d’aller nous mettre de l’eau sur le visage, de nous doucher même parfois, et c’était tous les jours comment ça ! Ma mère m’attendait à la sortie de l’école pour m’emmener dans mon club (au Collegio San José Artesano, puis au Club Atlético Talleres, NDLR) où je m’entraînais deux à trois fois par semaine. Puis quand je rentrais, je posais mon sac, je disais « Au revoir maman » et j’allais jouer avec mes amis jusqu’à l’heure de manger. On rêvait tous d’être joueurs de foot. Avec l’arrivée des téléphones, des consoles de jeux, des réseaux sociaux, cela a changé. Quand j’avais 10-11 ans, c’était le début des ordinateurs dans les foyers, mais tu pouvais seulement envoyer des messages ou écouter de la musique sur YouTube. Le football reste numéro un en Argentine, mais je sens quand même une différence.
Il y avait un endroit à Córdoba où tu aimais aller jouer ?Chaque quartier a son « centro vecinal » qui est un lieu de vie où se retrouvent les habitants. En tout cas, chez moi, c’était comme ça. Tu peux jouer à la pétanque et il y avait aussi un petit terrain qui faisait foot et basket. J’allais là, sinon on jouait n’importe où, aussi dans la rue, j’avais une porte de garage qui faisait office de but. Lorsque j’avais 12-13 ans, chaque week-end, il y avait des championnats de quartiers qui duraient de 9h du matin à 8h le soir. On jouait pour gagner 100 kilos de viande, pour manger l’asado. Tu gardes des souvenirs de cette période ?Énormément. Lorsque j’avais 12-13 ans, chaque week-end, il y avait des championnats de quartiers qui duraient de 9h du matin à 8h le soir. On jouait pour gagner 100 kilos de viandes, pour manger l’asado. Avec mes amis qui habitaient en face de chez moi, ceux qui habitaient dans l’angle de ma rue et d’autres, on jouait tous dans des clubs différents, mais le week-end, on demandait à nos pères de nous amener jouer ces championnats. Tout le monde pouvait s’inscrire, il fallait juste se rendre sur place la veille et noter le nom de son équipe qui changeait tout le temps. (Rires.) On restait toute la journée là-bas, on jouait, parfois on gagnait et on rapportait la viande pour faire l’asado chez l’un ou chez l’autre. Quand je prenais le numéro 9, car j’étais attaquant plus jeune et je marquais pas mal de buts, j’étais Batistuta. Quand j’avais le 10, j’étais Riquelme. Il y avait un joueur de la sélection argentine qui te faisait rêver ?Plusieurs ! J’adorais Batistuta, Aimar, Crespo, mais aussi toute cette génération-là avec Sorín, Zanetti, Cambiasso… J’étais en âge de mesurer ce que représentait réellement le football, et toute cette équipe, avant et après la Coupe du monde 2002, me faisait rêver. Quand je prenais le numéro 9, car j’étais attaquant plus jeune et je marquais pas mal de buts, j’étais Batistuta. Quand j’avais le 10, j’étais Riquelme.
Des profils comme Riquelme et toi, il n’y en a quasiment plus dans le foot. Pourquoi ?Parce que le football a beaucoup changé. Aujourd’hui, lors de chaque entraînement, tu dois courir 5-6 kilomètres en moyenne dont un kilomètre au-dessus des 25km/h, sinon tu ne joues pas. C’est beaucoup basé sur les statistiques. La majeure partie des entraîneurs regarde ça pour faire un choix final entre deux joueurs. Même si tu as un joueur qui peut te changer le cours du match sur une action, via une passe ou un tir, il va se dire : « D’accord, mais s’il ne la fait pas ? » Et il va prendre l’autre, car il sait qu’il va lui apporter tout le reste : il va courir dix kilomètres, il va tacler et se jeter par terre, il va défendre, centrer aux abords de la surface. C’est pour ça qu’aujourd’hui, les écarts se sont resserrés entre les équipes dans le football, et tu le vois d’ailleurs lors de ce Mondial, que tu as peu de joueurs capables de faire la différence en un contre un. Je te donne un exemple : après que l’Arabie saoudite a mis ses deux buts en l’espace de quelques minutes face à l’Argentine, ils étaient monstrueux, ils couraient partout, ils faisaient des fautes. Même une équipe avec la qualité individuelle de l’Argentine n’est pas parvenue à trouver la solution pour faire face à ce défi physique.
Ce n’est pas aussi lié aux changements d’habitudes des enfants ? Dans la rue, vous inventiez tout le temps et vous étiez obligés de réfléchir par vous-même pour trouver la solution.C’est vrai, et aussi parce que maintenant les écoles de football veulent travailler comme les clubs professionnels. Ils font tous les entraînements à une ou deux touches de balle. Mais tu ne peux pas dribbler en jouant à deux touches de balle ! Dans la rue, personne ne te dit ce que tu as besoin de faire, et c’est beaucoup plus créatif. Avant, quand tu regardais l’Argentine, tu avais des profils comme D’Alessandro, Aimar. Ces dernières années, les deux meilleurs joueurs qu’a sortis l’Argentine sont Julián Álvarez et Enzo Fernández. Mais ce sont des joueurs complets ! Ils travaillent beaucoup, ils ont un style finalement plus proche de ce qu’on attend du joueur qui évolue en Europe que du style argentin de l’époque. Avant, un numéro 10 qui avait un gros ventre jouait parce qu’il avait les qualités pour faire gagner l’équipe. C’est une perte d’identité du football argentin ou une évolution ?Un peu des deux. Un joueur de classe, s’il ne s’entraîne pas selon les standards attendus, sa place dans l’équipe première n’est plus garantie. Avant, un numéro 10 qui avait un gros ventre jouait parce qu’il avait les qualités pour faire gagner l’équipe. Aujourd’hui, c’est impossible, tous les joueurs sont fit et si le coach voit que tu as trois cent grammes de trop, il ne te fait pas jouer. Je me rappelle que le grand frère de Mauro Zárate, Roly, n’avait pas le physique du joueur pro d’aujourd’hui, mais c’était un phénomène. Il était techniquement au-dessus, il marquait régulièrement et il a joué très longtemps. Mais ça, c’était il y a dix ans. C’est quasi impossible de revoir ce genre de profils aujourd’hui.
Pourtant, toute l’équipe tourne autour d’un vrai dribbleur : Lionel Messi. Oui. Avant, Messi devait nous sauver, Messi devait marquer, Messi devait gagner. Sauf que des fois, même pour Messi, c’est difficile de dribbler cinq joueurs dix fois dans le même match pour marquer deux buts. Cette équipe a compris ça, et depuis c’est : on va travailler, jouer notre jeu de façon simple en sachant qu’on a le meilleur joueur du monde qui peut faire la différence dans les dix-vingt derniers mètres. Tout le monde veut qu’il gagne un Mondial.
As-tu aussi le sentiment que parfois, Messi est obligé de forcer la décision seul ?Le problème, c’est qu’on a perdu « notre Griezmann » avec le forfait de Giovani Lo Celso. C’était lui qui était le joueur le plus complémentaire avec Messi. Quand les choses ne marchaient pas bien, il pouvait dribbler deux ou trois joueurs, créer des décalages. Enzo Fernández le fait aussi à sa manière, dans une autre position, mais c’est difficile de remplacer Giovanni. Quand en plus, Di María n’est pas là, tu es encore plus dépendant d’une fulgurance de Messi.
Avec ma femme, on essayait d’aller à tous les repas organisés entre coéquipiers, mais je ne te cache pas qu’au début, on ne comprenait absolument rien pendant quatre heures. Tu dirais qu’il y a un Messi en club et un autre en sélection ? Pas tant sur le terrain, mais surtout dans l’attitude où l’on a l’impression de voir un leader expressif avec l’Argentine, moins à Paris.Venir à Paris, c’était un changement immense pour lui. Les premiers matchs, il se faisait siffler, car les supporters s’attendaient à voir le Messi du Barça, mais ça ne fonctionne pas comme ça ! On a tous besoin de temps. D’autant que lui, c’était la première fois après quatorze ans au FC Barcelone, et il se rendait dans un pays et un championnat qu’il ne connaissait pas, avec une autre langue… Il avait ses habitudes à Barcelone, une bonne partie de ses amis. Même dans le jeu : parfois, il pouvait faire une passe à Mbappé et attendre de lui qu’il lui redonne, mais Mbappé, il prend le ballon et il s’en va finir l’action tout seul. Il fallait recréer tout ça à Paris, et la première année, c’est compliqué pour tout le monde. Ce fut la même chose pour moi : même si footballistiquement, ma première saison au PSG était plutôt bonne, dans la vie c’était plus difficile. Dans l’équipe, quasiment tous les joueurs étaient français et parlaient donc essentiellement français. Avec ma femme, on essayait d’aller à tous les repas organisés entre coéquipiers, mais je ne te cache pas qu’au début, on ne comprenait absolument rien pendant quatre heures et on rigolait juste quand tout le monde rigolait pour ne pas se sentir trop à l’écart. (Rires.)
Tu avais pu échanger avec lui au sujet de tout ça ? J’en ai surtout parlé avec lui en juin dernier, quand l’équipe nationale était à Bilbao en Espagne. On s’est tous les deux dit la même chose : « Cette année, ce sera différent. » Il n’y avait aucune raison que Leo ne prenne pas du plaisir en Ligue 1, car quand tu as du talent, que tu es bien techniquement, tu vas prendre du plaisir au PSG, tu vas marquer et faire des passes. Quand tu vois la première partie de saison, tu retrouves un Messi que tu ne voyais même plus les dernières saisons à Barcelone.
Et en sélection ?Ça a toujours été un leader, mais tout le monde ne le démontre pas de la même façon. Parfois, tu arrives dans des groupes où l’on te demande d’être démonstratif, tandis que dans d’autres, on veut juste que tu montres la voie sur le terrain et que tu ne te caches pas. Tu n’as pas besoin de crier partout pour être un leader. Le problème, c’est que l’équipe nationale demandait plus de caractère, car les supporters et les médias argentins disaient :« Regardez, il ne chante pas l’hymne, il ne crie pas, regardez son visage… » C’est son visage pour jouer au foot. Maintenant, tout le monde a compris que Messi, il est comme il est et basta. Il est comme ça sur le terrain, dans les vestiaires, dans la rue. C’est sa manière d’être. C’est une folie : soit tu gagnes et c’est exceptionnel, soit tu perds et c’est la catastrophe.
Il y avait aussi le sentiment qu’avant la victoire en Copa América, le poids de l’Argentine était trop lourd pour ses seules épaules.Oui, parce que même si on était un groupe de 23 joueurs, quand on perdait, c’était toujours la faute de Messi. Même quand moi, je ratais un but tout fait dans le temps additionnel, c’était la faute de Messi… Les médias ont créé ça en Argentine, les gens y croyaient, et il est resté à 6-7 ans à supporter ça dans sa bulle, avec sa famille pour l’aider, et nous à côté de lui. On en revient à ce que l’on disait au début : les Argentins vivent cela différemment. Après le match face à la Pologne, j’y étais, les fans sont restés une heure et demie dans le stade à chanter. Sans personne sur le terrain, jusqu’à ce que la sécurité les vire. Quand tu vois les fans des autres pays ici, ils visitent, ils prennent des photos, ils profitent de l’endroit. Les Argentins, eux, sont dans la rue à chanter. C’est une folie : soit tu gagnes et c’est exceptionnel, soit tu perds et c’est la catastrophe. C’est impossible de comparer Leo et Diego. Ce sont deux personnalités complètement différentes, deux styles de jeu complètement différents. Avant, tu jouais 20 matchs dans l’année, maintenant tu en joues 80.
Le fait de le comparer sans cesse à Diego Maradona a-t-il pu lui peser ?Maradona, pour les anciens et ceux qui ont aujourd’hui plus de trente ans, c’était quelque chose d’extraordinaire. Pour tous les jeunes, c’est Messi, car ils n’ont vu Maradona qu’en vidéo. J’ai eu la chance de connaître Diego, de le côtoyer et ainsi d’avoir la chance de percevoir l’aura qu’il dégageait et ce qu’il pouvait transmettre aux gens. C’est impossible de les comparer. Ce sont deux personnalités complètement différentes, deux styles de jeu complètement différents. Avant, tu jouais 20 matchs dans l’année, maintenant tu en joues 80. Messi, il a déjà joué 1000 matchs ! Après, si Messi gagne un Mondial, tu ne pourras plus rien lui dire. Il aura tout gagné.
Est-ce que tu places l’Argentine au niveau des autres favoris ?Je pense qu’elle a le potentiel pour arriver en finale. On parle beaucoup de Messi qui marque, qui crée des décalages, mais cette équipe a surtout une défense très, très costaude. Nos adversaires se créent peu d’occasions face à nous, et ça, c’est essentiel pour aller loin dans une Coupe du monde. Après, la France fait peur… Ils ont des joueurs jeunes, physiquement impressionnants. Griezmann contre la Pologne était exceptionnel : il court partout ! C’est un joueur super important pour les Bleus. En club, on voit un Griezmann plus offensif, dans une zone où il doit marquer, faire des passes décisives, tandis que là, ce n’est pas forcément beau à voir, mais il fait tout. Tous ceux qui connaissent le foot savent qu’on met Griezmann en premier sur la feuille de match et ensuite on met les joueurs autour de lui. Rabiot aussi est à un niveau incroyable. Et Mbappé, on le sait : chaque année, il est de plus en plus fort. Il est déterminant maintenant. Quand il est arrivé à Paris, il était encore jeune et pensait davantage à faire un beau geste et si ça termine au fond, tant mieux. Maintenant, tu lui laisses deux centimètres, c’est but. Il sait quand il doit dribbler, quand il faut pousser le ballon, quand faire la passe. C’est un joueur qui n’a pas de plafond de verre.
Qu’est-ce que tu penses de cette Albiceleste et comment tu vois ce quart de finale contre les Pays-Bas ?
Je trouve que l’équipe tourne bien. Après le premier match perdu face à l’Arabie saoudite, on a eu un peu peur, c’est vrai, car c’était un match que l’on devait gagner. Mais par la suite, que ce soit face au Mexique, à la Pologne ou à l’Australie, on a eu beaucoup d’occasions. On a contrôlé les matchs, et ce qui me fait surtout plaisir, c’est de voir que le groupe vit bien ensemble. Face aux Pays-Bas, ce sera forcément un match compliqué. J’espère que l’Argentine va se montrer patiente et prendre le contrôle du match. Si elle le fait, elle peut marquer à tout moment. L’important est d’avoir le ballon, de ne pas le laisser aux Pays-Bas.
C’est un regret de ne pas être sur le terrain avec eux ? Tu étais la recrue star du PSG et de ses actionnaires qataris en 2011, tu aurais pu boucler la boucle devant eux lors de ce Mondial.Oui, bien sûr. Mais bon, c’est le football. Je le dis toujours : le joueur de foot fait son temps. Il a besoin de profiter de chaque moment, car tu peux être le meilleur hier et redescendre demain, et inversement. Je parle souvent aux jeunes joueurs qui arrivent en équipe première en leur disant de profiter de chaque match et de chaque entraînement pour continuer à s’améliorer. Si tu penses que tu es arrivé parce que tu joues avec les pros, ce sera terminé pour toi dans quelques mois. Moi, ça fait deux ans que je joue peu, mais je me sens encore capable d’apporter quelque chose dans une équipe. J’ai envie de bien jouer ma carte maintenant pour retrouver une équipe qui me donne de la confiance et de la continuité.
Par Andrea Chazy, à Doha