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Javier Franzé : « En Argentine, les flics sont des voleurs déguisés »

Par Cristian Pereira et Pierre Boisson, à Madrid.
Javier Franzé : « En Argentine, les flics sont des voleurs déguisés »

Né à Buenos Aires, mais résidant à Madrid, Javier Franzé est professeur de théorie politique à l’université Complutense. Il est aussi supporter de River Plate et, évidemment, était au stade dimanche dernier. Même s’il n’a pas aimé tout ce qu’il a vu.

Comment as-tu vécu le match du siècle ?Je suis allé au stade avec un collègue argentin, on est tous les deux fanatiques de River. On était censés être dans une zone neutre, et on s’est rendu compte en arrivant qu’on était au milieu des fans de Boca. Pendant le match, on n’a rien dit, de peur qu’on nous découvre.

La tension intérieure était terrible, je te jure que j’avais les nerfs à bout.

La tension intérieure était terrible, je te jure que j’avais les nerfs à bout. À la fin de la première mi-temps, j’ai cru qu’on n’arriverait jamais à remonter, je me disais à l’intérieur de moi : « Putain, je vais devoir me bouffer les remarques de tous ces fils de putes ! » Ça a été dur pour tout le monde. Un pote à moi, un dirigeant de River, s’est enfilé je ne sais pas combien de pilules de Rivotril pour faire baisser la pression. À 15h30, cinq heures avant le match, le type n’en pouvait plus. Il me disait : « Je déteste le football, j’aimerais tellement être un de ces mecs qui se fout totalement des matchs, ou un putain de philatéliste. »

Quelle analyse tires-tu de tout ce qui s’est passé entre ces deux matchs ? Je crois que c’est une histoire pour romanciers, on pourra écrire beaucoup de choses là-dessus.

Faire passer le bus là, sans mettre de contrôle en place, ça revenait à l’envoyer directement dans un précipice.

Moi, j’ai vieilli de six ans. Au moment où on s’est qualifiés pour la finale, je savais que ces deux matchs allaient être terribles pour ma santé. Au sujet des violences, je ne crois pas aux théories complotistes, même si je pense que Boca ne voulait pas jouer ce match. Quand je vivais en Argentine, ma maison était à côté du Monumental, je le voyais depuis ma chambre. Pour aller au stade, je prenais cette rue où le bus a été attaqué, Teodoro Quintero. Il y a toujours des tas de supporters de River qui se retrouvent là-bas. Faire passer le bus là, sans mettre de contrôle en place, ça revenait à l’envoyer directement dans un précipice.

Même si tu habites à Madrid, tu regrettes que le match ait été organisé ici ? Le match à Madrid, c’est une arnaque, un business imposé par Florentino Pérez aux autorités madrilènes. Je ne suis pas sûr qu’elles aient été très contentes d’organiser un tel évènement en moins d’une semaine, pour une minorité qui n’est même pas espagnole. D’un autre côté, on a montré qu’on pouvait organiser un match avec deux groupes de supporters argentins de manière pacifique. C’était quoi la différence ? Tout simplement que les barras bravas n’étaient pas au stade dimanche. D’ailleurs, les supporters chantaient les vieilles chansons, on voyait bien qu’ils n’étaient pas au courant des dernières nouveautés. J’ai beaucoup réfléchi après le match. Aerolineas Argentina a dû mettre les supporters de Boca et de River dans deux avions différents, alors qu’à Madrid, ils étaient dans le même métro et il ne s’est rien passé… La dernière fois que je suis allé voir un match de River, en présidentielles, un père et son fils chantaient : « On va tuer tous les « bosteros » » (les supporters de Boca, N.D.L.R..) Ça m’avait marqué. Je crois que la culture des barras bravas s’est d’une certaine manière diffusée dans la société…

La faute porte-t-elle uniquement sur les barras bravas?
Non, la police a aussi une part de responsabilité. Dimanche, les Espagnols ont été impeccables. Ce sont des professionnels, à ton service.

Ça me fait mal de penser à la médiocrité des personnes qui dirigent nos destins. J’aimerais penser qu’ils sont capables et honnêtes, mais en Argentine, on voit comment leur médiocrité s’avère criminelle.

Tu les vois, c’est des types modernes, certains avaient des têtes de hipsters. En Argentine, les flics sont des voleurs déguisés. Mais le vrai problème, c’est la rupture du contrat social en Argentine depuis la dictature. Dans les années 1970, la différence entre les secteurs les plus riches et les secteurs les plus pauvres de la société était de 1 à 6, avec un taux de pauvreté similaire aux pays européens les moins développés. À partir des réformes économiques néolibérales imposées pendant la dictature, on a vu le panorama se dégrader et on est passé d’un pays qui était cohérent à un pays fracturé, avec des inégalités énormes. Ce contexte, dans un pays où le football canalise de nombreuses passions, engendre un cocktail explosif. Nos dirigeants sont tellement mauvais… ça me fait mal de penser à la médiocrité des personnes qui dirigent nos destins. J’aimerais penser qu’ils sont capables et honnêtes, mais en Argentine, on voit comment leur médiocrité s’avère criminelle. Elle provoque des dommages irréparables.
L’Argentine est un pays qui aime les dichotomies et les rivalités : Maradona-Messi, Bilardo-Menotti, Boca-River… Comment sortir de cette logique de l’ami-ennemi ? On aime bien se mettre face à des choix difficiles, c’est comme choisir entre papa et maman. Mais footballistiquement parlant, je pense que c’est une richesse. J’aime qu’il y ait différentes manières de voir le jeu, de le penser, de l’interpréter. De respecter l’histoire, de se rappeler ses anciens joueurs. N’existe-t-il pas, en musique ou en peinture, différentes écoles d’interprétation ? Le problème, c’est quand cela se transforme en caricature. Quand tu rajoutes à cela la crispation sociale des dernières années, les coups que reçoivent les gens, c’est évident que ça ne peut que dégénérer. Alejandro Dolina, un écrivain argentin amoureux du football et fanatique de Boca, a donné une très bonne réponse sur l’épisode du bus. « Quand la seule chose qui peut rendre un type heureux dans sa vie, c’est que son équipe gagne, ce type peut en venir assez facilement à lancer des pierres. » Et il y a une morale derrière tout ça, c’est la reconnaissance de l’autre. Si l’autre n’existe pas, on n’est rien. Moi, j’ai de la tendresse pour Boca. À tous mes amis qui vont à Buenos Aires, je leur dis d’aller voir un match à la Bombonera, parce que c’est une expérience incroyable. J’ai de la tendresse pour tous les clubs argentins, car sans eux, l’histoire du football argentin ne serait rien.

Beaucoup de supporters ont dépensé des fortunes pour assister à ce match… Cela ne te pose pas de problème éthique, de voir quelqu’un claquer toutes ses économies pour un match ? Obliger les gens à faire des choses dingues, c’est ce que cherchent toutes les marques, ça fait partie de leur processus de fidélisation. Mais avec le football, je crois que cela se fait de manière naturelle. Les hinchas vont voyager n’importe où pour voir leur club ou leur sélection, comme on le voit avec les Argentins à chaque Coupe du monde. Moi, je veux aller voir River à Abou Dhabi pour la Coupe du monde des clubs… Mais le hincha ne se considère pas comme de la chair à canon, il se fait un plaisir personnel et il participe à une action collective.

C’était la dernière Libertadores en match aller-retour. Les prochaines seront calquées sur le modèle Ligue des champions…

Dimanche, deux choses m’ont marqué. D’abord la musique d’ambiance qu’ils mettent avant le début du match. Pourquoi ils font ça si l’important c’est d’écouter les chansons des kops ? La deuxième chose, c’est la personne qui présente les joueurs, ou crie leur nom après un but, comme si c’était un joueur NBA. C’est lamentable.

Il y a une tendance à la bureaucratisation, à la standardisation du football. D’ailleurs, en Europe, la délocalisation des matchs existe depuis quelque temps, ils vont jouer à Miami ou au Moyen-Orient. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Dimanche, deux choses m’ont marqué. D’abord la musique d’ambiance qu’ils mettent avant le début du match. Pourquoi ils font ça si l’important, c’est d’écouter les chansons des kops ? La deuxième chose, c’est la personne qui présente les joueurs, ou crie leur nom après un but, comme si c’était un joueur NBA. C’est lamentable. Ça fait partie d’une tentative de convertir le football en un produit de consommation global. Au Real, ils payent des jeunes tout en blanc pour être en tribunes… Mais dimanche, ce qui m’a fait rire, c’est la manière dont les hinchas de Boca ont détourné la présentation des joueurs, en criant « Puto » à la place du nom de famille. Voilà ce qui se passe quand on veut tout contrôler.

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Par Cristian Pereira et Pierre Boisson, à Madrid.

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