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Igor Jovičević : « Il ne s'agit pas seulement d'entraîner, mais de survivre »

Propos recueillis par Anna Carreau, à Varsovie
Igor Jovičević : « Il ne s'agit pas seulement d'entraîner, mais de survivre »

Devenu entraîneur du Chakhtar Donetsk après le début de l'invasion russe et le départ de Roberto De Zerbi, Igor Jovičević voit le Stade rennais venir à sa rencontre ce jeudi à Varsovie, dans un match qui semble plus important pour la cause ukrainienne que pour le club du Donbass.

Le Chakhtar n’a pas joué de match officiel depuis pratiquement trois mois, c’est difficile de reprendre directement avec un tel match ? Ce sera un match difficile, c’est sûr. Nous jouons contre une équipe du championnat français et une équipe de haut niveau. Pour moi, surtout jusqu’à la Coupe du monde, ils ont eu une série de résultats fantastiques et c’était l’une des équipes les plus en forme de toute l’Europe. Ils ont perdu quelques matchs, mais ils restent une équipe compétitive avec beaucoup de ressources et pour nous, ce sera un test très, très difficile. On a un handicap parce que le dernier match officiel que nous avons joué remonte au 23 novembre. C’est une chose de jouer des matchs amicaux en Turquie, mais ce n’est pas le même niveau d’adrénaline et de stress.

Rennes et le Chakhtar ont tous les deux perdu leur meilleur joueur cet hiver, avec le départ de Mudryk de votre côté, et la blessure de Terrier côté breton. Qui a le plus perdu dans l’histoire ? Même si les blessures font partie du football, celle de Martin Terrier est très importante pour Rennes, parce qu’il était leur meilleur buteur et un joueur capital dans leur système. Nous avons perdu Mudryk, mais nous nous y attendions, et nous devons apprendre à vivre sans lui aujourd’hui. Remplacer un tel joueur, cela coûterait beaucoup d’argent, mais il y a d’autres joueurs dans mon effectif qui peuvent faire la différence, de différentes manières. Le Stade rennais a lui plus de ressources économiques pour acheter des joueurs, certains sont arrivés cet hiver pour de gros montants. Nous, nous ne pouvons pas nous le permettre.

Rennes utilise son centre de formation de façon systématique quand le Chakhtar est forcé de le faire par la guerre.

Pour faire une dernière comparaison, Rennes est un club qui utilise beaucoup de joueurs de son académie, comme a pu le faire le Chakhtar ces dernières années… On ne peut pas vraiment faire de parallèle sur ce point-là. Rennes utilise son centre de formation de façon systématique quand le Chakhtar est forcé de le faire par la guerre. Aujourd’hui, tous les joueurs du Chakhtar sont des joueurs locaux, formés au club. Il y a quelques années, ce n’était pas le cas, nous avons connu beaucoup de succès avec les Brésiliens, avec beaucoup de joueurs étrangers, et ils nous ont permis de franchir un cap dans le football européen. Et maintenant, à cause de la guerre, la situation a changé, et beaucoup de joueurs qui ont été prêtés dans d’autres clubs ont reçu une opportunité de réaliser leurs rêves. Dans ces moments-là, il n’y a que les gamins formés au pays qui restent.

Cela fait presque un an maintenant que la guerre a commencé et que le Chakhtar doit jouer ses matchs de Coupe d’Europe en dehors de l’Ukraine. C’est quelque chose auquel vous vous êtes habitués ? Je pense qu’on ne peut pas s’y habituer parce que si on s’y habitue, on ressent une indifférence. La pire chose possible dans la vie est de ne rien ressentir. Je pense que sans peur, il n’y a pas de courage. Il faut avoir un certain niveau d’adrénaline, de stress pour être capable de mieux se battre. On sait aussi où on habite, on sait que les sirènes sont quotidiennes, tous les jours on ressent la peur, mais on sait aussi un peu comment se comporter, comment respecter ces sirènes pour aller au sous-sol, quand s’arrêter à l’entraînement, quand ne pas s’entraîner. C’est difficile parce qu’au même moment, vous devez penser à survivre et à comment préparer un match de football. Il n’y a aucun autre club en ce moment en Europe qui vit ça.

Comment le Legia et la Pologne plus globalement vous ont aidé sur place ? Nous ressentons un grand soutien de la part de tous les gens ici à Varsovie, des Polonais, mais aussi des villages, et je tiens à les remercier. Beaucoup d’Ukrainiens vivent en Pologne. Nous les rencontrons dans les rues, et ils nous aident. Et dans les stades aussi. Ils nous prêtent leur stade et leur centre sportif, qui est pour moi l’un des meilleurs d’Europe.

C’est dans les pires moments que l’on doit montrer de quoi on est fait, quel type de personne tu es. Donc je n’ai pas hésité à revenir en Ukraine, même si ça implique beaucoup de sacrifices, comme de ne plus voir ma femme et mes enfants.

Pourquoi avez-vous fait le choix de revenir en Ukraine, pour entraîner le Chakhtar, alors que vous aviez fui le pays en février dernier au début de l’invasion russe ? J’étais entraîneur du Dnipro à l’époque et on avait mis 60 heures pour quitter le pays. Puis j’ai passé quatre mois à Zagreb, en Croatie, d’où j’ai aidé le peuple ukrainien tous les jours pendant des mois, avec de l’argent, de l’aide humanitaire, du matériel, surtout pour les enfants. Personne ne m’a forcé à revenir, je l’ai fait de bon cœur, car je me sentais responsable de retourner auprès des personnes que j’estime beaucoup et que je connais depuis 2003, lorsque j’ai joué au Kaparty Lviv. On ne peut pas jeter 20 ans comme ça. C’est dans les pires moments que l’on doit montrer de quoi on est fait, quel type de personne tu es. Donc je n’ai pas hésité à revenir, même si ça implique beaucoup de sacrifices, comme de ne plus voir ma femme et mes enfants jusqu’à la fin du championnat ukrainien, le 3 juin prochain.

Qu’est-ce qui vous motive dans ces moments-là ? C’est très difficile parce qu’on dit souvent que l’entraîneur est aussi le manager des émotions, des égos, des situations difficiles. C’est un psychologue, un motivateur. Mais dans cette situation-là, qu’est-ce qui me motive ? Ce n’est pas compliqué parce que je suis aussi un homme, je ne suis pas un étranger, je ne suis pas ukrainien, mais je suis lié depuis de nombreuses années au football ukrainien et au peuple ukrainien que j’aime, c’est pourquoi je me comporte comme l’un des leurs. Nous sommes là, dans un même bateau, tous autant que nous sommes. Nous devons souffrir, nous devons nous battre et nous devons penser à terminer cela avec la faveur des Ukrainiens, avec la victoire. Et chacun à sa manière, nous avec le football. Défendre ce qui vous appartient est la chose la plus respectable qu’une personne puisse imaginer.

On dit souvent qu’être entraîneur du Real Madrid ou du Barça est la chose la plus compliquée. Pourtant être coach du Chakhtar… (Il coupe.) C’est le plus complexe, parce que ce n’est pas seulement gérer l’aspect sportif. Si tu as des mauvais résultats, au Barça ou au Real Madrid, le public vous siffle. Il y a beaucoup de pression, n’est-ce pas ? Mais là, on parle d’une autre pression. C’est le poste d’entraîneur le plus compliqué du monde, parce qu’il s’agit aussi de survivre. Rien que si tu veux dormir tranquillement, ce n’est pas possible. Tu t’endors à 23 heures, et à 1h30 du matin, la sirène se déclenche. Tu te lèves et tu vas à la cave. Ce sont des situations très dures et qui vont au-delà de mon rôle de coach. Je veux que ça passe le plus vite possible pour vivre comme n’importe quel autre citoyen.

C’est une situation que vous aviez déjà vécue en ex-Yougoslavie… J’étais très jeune, j’avais 17 ans et demi quand tout le désordre a commencé, quand quelques tanks ont été mis à Zagreb et on a senti que ça allait exploser. Mais à ce moment-là j’ai reçu une offre du Real Madrid et je suis parti. Je n’ai donc pas ressenti la guerre directement, mais je l’ai ressentie à travers mes amis, qui sont tous restés là-bas et nous en parlions tous les jours.

Imaginez un peu. Je dois parler tactique, préparer le match. Quand je vois parfois qu’ils ne sont plus avec moi, alors je baisse l’intensité de l’entraînement, je ne donne pas d’analyse vidéo.

Récemment on a vu que des joueurs d’équipes ukrainiennes s’étaient battus avec des Russes dans des hôtels en Turquie, où tous les clubs du championnat sont en présaison. Cela montre à quel point il peut être parfois difficile de se concentrer sur le football ? Là, il s’agissait de situations de violence concrète, mais nous les vivons aussi indirectement à travers les familles, les amis et les soldats. Nous commençons tous nos journées par regarder les dernières nouvelles sur Internet. C’est notre quotidien et ce sont des choses qui vont déterminer ensuite nos émotions de la journée. Mais on a aussi des moments où il y a des bombardements tous les jours, donc cela a une influence énorme sur l’état d’esprit des joueurs. Dans mon staff, il y a beaucoup d’Ukrainiens dont les membres de la famille sont au sous-sol, et s’ils sortent, dans leur appartement ils n’ont pas d’électricité ni de gaz. Et eux doivent aller s’entraîner à Varsovie. Imaginez un peu. Je dois parler tactique, préparer le match. Quand je vois parfois qu’ils ne sont plus avec moi, alors je baisse l’intensité de l’entraînement, je ne donne pas d’analyse vidéo.

Ce contexte très particulier peut aussi être un plus, une sorte de supplément d’âme, alors que le Chakhtar représente l’Ukraine en dehors du pays. Oui, c’est une partie de notre responsabilité sociale, d’être les représentants de l’Ukraine. Quand on joue, on joue pour les Ukrainiens. Et pour les soldats qui nous défendent, qui nous permettent de jouer à ce que nous aimons le plus, c’est-à-dire le football. Donc, grâce à leur altruisme, leur bravoure, nous pouvons jouer des championnats de football dans le même pays. Donc, je voudrais simplement leur dire merci. Sur le terrain, on doit leur rendre. On veut qu’ils voient ce respect que l’on a pour ce qu’ils font, on veut qu’ils se sentent fiers et que pendant ces 95 minutes, ils oublient un peu ces problèmes et que ça leur donne la force.

Le Chakhtar a quitté l’Ukraine depuis un mois et demi maintenant, puisque vous étiez en présaison en Turquie et maintenant en Pologne, est-ce qu’il n’y a pas un peu de peur de retourner en Ukraine ? Il y a toujours la peur parce que ce sont des choses que vous ne contrôlez pas. Dans le football, vous pouvez contrôler beaucoup de choses, mais même dans un match, certaines choses vous échappent. Parce qu’aujourd’hui, je ne sais pas s’il pleut ou s’il fait froid et si l’arbitre va siffler comme je le veux, s’il y aura beaucoup de monde pour vous encourager… Et dans un pays, vous ne savez pas non plus quand la bombe va arriver ou quand la sirène va se déclencher. C’est du jamais-vu. La politique et le sport n’ont jamais été aussi proches. Ils sont si proches qu’en ce moment, la politique nous guide et nous permet de faire du sport. Nous avons peur, mais ce n’est pas une peur qui vous bloque, mais une peur qui vous donne du courage.

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Propos recueillis par Anna Carreau, à Varsovie

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