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Suisse : un modèle de stabilité et de continuité
Opposée à l’Angleterre pour son deuxième quart de finale d’affilée à l’Euro, la Suisse a égalé sa meilleure performance dans cette compétition grâce à Schär, Rodríguez, Freuler et compagnie. Une bande de saisonniers qui prennent plaisir à se retrouver en tournoi, illustrant l’esprit de cette Nati, mais aussi les limites de son réservoir.
« Ça fait longtemps ! Tu deviens quoi ? » C’est la question qu’on pourrait poser à Ricardo Rodríguez, Remo Freuler, Steven Zuber et leurs amis. Des vieux compères qu’on connaît sans connaître, parce qu’ils jouent au Torino, à Bologne ou Augsbourg, équipe dont on ne regarde pas les matchs chaque week-end. Alors ces types, on prend plaisir à les retrouver tous les deux ans, comme des potes de camping, le temps de quelques semaines sous le soleil. D’ailleurs, cela fait deux Euros que les séjours des Suisses s’étendent jusqu’en juillet, atteignant les quarts de finale pour la deuxième fois de leur histoire et d’affilée. Dominatrice et sans trembler pour se qualifier face à l’Italie en huitièmes (2-0), 58% de possession et un petit tir cadré côté azzurri et, même si l’Italie ressemblait plus à Saint-Marin, la solidité suisse tient à ses vieux briscards.
Des centenaires suisses encore piqués par le football
« Contre l’Italie, il n’y a eu pas photo entre les deux équipes, estime Johan Djourou, ancien international du pays de Gianni Infantino. Face à la France il y a trois ans [la première fois que la Nati passait un tour à élimination directe à l’Euro], si la Suisse rejoue le match dix fois, elle le perd neuf fois. Contre l’Italie, la différence de maturité est bluffante. » En plus de Manuel Akanji, Yann Sommer et Granit Xhaka, qui jouent dans les plus grands clubs européens, la Nati a battu l’Italie pour la première fois depuis 70 ans grâce à son ossature solide. Fabian Schär (33 ans, Newcastle), Ricardo Rodríguez (31 ans, Torino), Remo Freuler (32 ans, Bologne) et même Steven Zuber (32 ans, AEK), tous sont des cadres dans leurs clubs respectifs. Des joueurs sans grosse valeur marchande – la valeur moyenne des joueurs suisses est de 11 millions d’euros, contre 58 pour l’adversaire anglais en quarts de finale –, mais fiables. Le recordman de sélections Granit Xhaka, le désormais remplaçant de luxe Xerdan Shaqiri et Ricardo Rodríguez sont membres du « club des 100 » sélections avec la Suisse. Au point de faire de la Nati de Murat Yakın la troisième escouade la plus expérimentée de l’Euro 2024. Avec 1075 sélections cumulées, les Suisses ne sont devancés que par le Portugal et la Croatie dans les 24 sélections de l’Euro allemand. « Pour faire progresser une sélection et assurer sa stabilité, le vécu de chaque joueur compte. Et dans ce groupe, ce sont tous des joueurs de grands clubs européens et d’une grande maturité, évalue Johan Djourou, qui a accompagné l’éclosion des trentenaires avec la Nati jusqu’en 2018. Certains ont galéré pendant leur carrière, comme Xhaka à Arsenal, mais s’en sont sortis. En fait, l’ossature n’évolue qu’à la marge, et les nouveaux arrivés sont des tops joueurs européens. Ils arrivent au top à l’Euro, sûrs de leur force, notamment au milieu et derrière », résume Djourou.
Cette stabilité est la même sur le banc. L’éternel Roy Hodgson avait entraîné la sélection lors de la Coupe du monde 1994, synonyme de retour de la Suisse dans les grandes compétitions pour la première fois depuis 1966. Et si la fin des années 1990 est synonyme de cafouillage, notamment avec le regretté flop Artur Jorge en 1996, pour le premier Euro du pays, seuls quatre entraîneurs se sont succédé depuis 2001 : Köbi Kuhn, Ottmar Hitzfeld, Vladimir Petković et Murat Yakın. Ce dernier, arrivé en 2021, a été confirmé sur le banc malgré quatre petites victoires en qualifications, finies à cinq points de la Roumanie. « Personne ne partait confiant au début de l’Euro, mais un élan s’est créé autour de Yakın. Ils sont stables, et c’est la clef de la Suisse. Depuis dix ans, sa solidité défensive est une référence », poursuit Djourou. Et dans le jeu, ça se retrouve : la Suisse est « difficile à manier », décrypte celui qui est devenu consultant chez RMC Sport. « Ils arrivent à faire déjouer l’adversaire, le faire douter, être patients et excellent en transition. » Ce jeu a aidé la Suisse à passer le premier tour des trois dernières Coupes du monde et à remporter pour la première fois un match à élimination directe dans sa période récente face à la France en 2021. Ce qui pousse le quotidien suisse Le Temps à qualifier cette ère de « Trente glorieuses du football suisse ».
Le football suisse a remis les pendules à l’heure
Cette réussite sportive témoigne aussi d’un long travail entamé par la fédération helvète de football dans les années 1990. À cette époque, le football suisse est en berne, à des années-lumière d’un des premiers pays à avoir sa fédé de foot. Un avocat, Freddy Rumo, débarque avec un rapport pour remodeler le football au pays de la FIFA et de l’UEFA. Pêle-mêle dans les 350 pages, il propose des stades confortables, sans pistes d’athlétisme, une réforme du championnat et des politiques de formations et d’intégrations de jeunes. Résultat : les Suisses construisent des nouveaux stades, organisent l’Euro 2008, sont champions du monde U17 en 2009. Granit Xhaka, Ricardo Rodríguez et Haris Seferović étaient dans cette équipe.
« L’équipe actuelle, c’est à la fois cet héritage et la maturité des joueurs de la sélection, arrivés pour la plupart jeunes dans les championnats à l’étranger », commente Djourou. Des galères, du boulot et un beau mélange, dans un pays de moins de neuf millions d’habitants. « Il y a de la diversité. C’est beau d’avoir une équipe aussi belle, savoure l’ancien défenseur central de Hambourg. Les Suisses s’identifient à cette équipe. » Un collectif qui représente la confédération avec toutes ses composantes. Ricardo Rodríguez a des parents hispaniques, Granit Xhaka des Balkans, Fabian Schär de Suisse allemande. En 2021, une étude de l’université de Berne affirmait que la sélection suisse est le résultat d’une intégration sociale réussie. Ces joueurs ont mis fin au Rostïgraben, terme suisse qui évoque les différences de mentalité entre les Suisses germaniques, francophones ou italiens. Dans le quotidien Le Temps, l’ancien international dans les années 2000 Ludovic Magnin raconte : « Quand je suis arrivé, il y avait la barrière de rostï : une table suisse alémanique, une table tessinoise, une table romande. […] On a commencé à se mélanger, c’est comme ça qu’on a commencé à grandir. »
Reste le défi du renouvellement, pour ne pas finir comme la Croatie actuelle. La Suisse est la troisième équipe la plus vieille de l’Euro, après l’Allemagne et l’Écosse. « Le réservoir de joueurs est là, mais pas non plus extensible. C’est le prochain gros travail », estime Johan Djourou. Pour le moment, ça tient, des nouvelles têtes comme Breel Embolo (27 ans, qui a éclos à l’Euro 2016), Manuel Akanji (28 ans, installé au Mondial 2018), Ruben Vargas (25 ans, apparu à l’Euro 2020) ou Dan Ndoye (23 ans) émergent chaque année et semblent prêtes à prendre la relève. En attendant, la vieille garde a encore du travail, avec l’Angleterre dans le viseur pour connaître enfin une demi-finale. Et si ça ne passe pas, rendez-vous à la prochaine Coupe du monde ? « Les cadres seront toujours là », plaisante l’ancien international Patrick Müller. Sûr que Freuler, Rodríguez et Schär, eux, ne seront pas en vacances.
Ulysse Llamas