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- Disparition de Just Fontaine
Et dire que Just Fontaine ne devait pas être titulaire au Mondial 1958…
Depuis que Just Fontaine a inscrit ses 13 buts lors de la Coupe du monde 1958, une légende traîne ses guêtres dans l’histoire du football français : il n’était pas prévu que Justo soit titulaire lors de la compétition, et il n’aurait dû sa place qu’à la blessure de l’autre buteur du stade de Reims, René Bliard.
Il était parti en Suède avec une canne à pêche, il revient avec un fusil. À l’aéroport d’Orly, le 1er juillet 1958, Just Fontaine foule le tarmac avec, à la main, l’arme à feu offerte par un journal suédois pour le récompenser de ses 13 buts lors de la sixième édition de la Coupe du monde, record éternel. Parmi la foule célébrant triomphalement le retour d’une équipe de France qui a surpris tout le monde en atteignant les demi-finales, Justo identifie René Bliard, son ami et coéquipier au Stade de Reims, forfait pour la compétition à cause d’une blessure. Devant les journalistes, il s’avance vers lui, l’étreint, et lui lance : « Sans ta mésaventure, je ne serais pas ce que je suis. » Meilleur buteur du championnat de France en 1955 avec 30 buts, Bliard avait en effet les pieds bien ancrés sur le front de l’attaque française avant le Mondial. Et l’anecdote a fait le reste : à la suite de cet adoubement, le buteur restera dans la légende comme celui qui aurait dû être Fontaine à la place de Fontaine.
À la sortie de l’hiver 1955, il accueille au cœur des deux hectares du vignoble familial, du côté de Dizy, voisine d’Épernay. René Bliard, pas encore 23 ans, sort quelques bonnes bulles de la cave. Il n’arrose pas son mariage, célébré trois mois plus tôt, pas plus que son statut de meilleur buteur sous les couleurs du Stade de Reims. René sort le champagne, car il reçoit les plumes de France Football, venues à la rencontre de celui qui pourrait bien mener, pour sa première cape internationale, l’attaque française contre l’Espagne, à Madrid, le 17 mars. Des bulles pour conjurer le sort, peut-être. Jusque-là, le jeune Bliard ne compte que quatre sélections avec l’équipe de France amateur, une avec la France B et une autre avec les Espoirs. « Sans faste », mais ce n’est qu’« une question de malchance », se défend le principal intéressé. Et la roue tourne enfin. Lefebvre, prévu comme titulaire par les sélectionneurs pour Madrid, se blesse et laisse sa place à l’avant-centre rémois. Autre bon signe pour Bliard, cette rencontre au Santiago-Bernabeu marquera aussi les débuts sur le banc tricolore de son propre entraîneur à Reims, Albert Batteux. Un homme indissociable de son parcours.
Bilard et ses 30 buts en 32 matchs
C’est d’abord en 1949 que Batteux, alors milieu offensif de Reims, mais aussi coach du Racing Club d’Épernay, repère le petit Bliard et le rapatrie chez les juniors rémois. Le passage de témoin se fera le 11 février 1952, lors de la 24e journée de D1. Alors que René effectue ses débuts en équipe première contre Roubaix et ouvre le score pour les Champenois, Albert Batteux, blessé au genou, joue là son dernier match, et passe donc officiellement d’entraîneur-joueur à simple entraîneur. Sous les ordres de son mentor, Bliard se bat pour gagner sa place au sein d’un Stade de Reims qui squatte le haut du tableau depuis 1945. Quelques matchs la première saison, la moitié des rencontres la suivante, René est parfois milieu offensif, parfois ailier, parfois avant-centre. Il doit aussi s’affirmer dans l’ombre du futur cador du foot français, Raymond Kopa. À l’orée de la saison 1954-1955, Bram Appel, seul étranger de Reims, quitte la Marne et son poste d’avant-centre pour filer à Lausanne, permettant ainsi à Batteux de mettre définitivement René sur orbite : « Il est, de tous les attaquants rémois, celui qui possède au plus haut point le plus grand “désir du but”. Dans un style plus élégant, plus racé, plus coulé, René a fait oublier notre brave Hollandais Bram Appel. » Le 1er mars 1955, la direction rémoise lui accorde enfin le statut professionnel, et Reims enlève un nouveau championnat de France. En 32 rencontres, Bliard marque 30 fois. Titulaire dans le meilleur club français de la décennie, coaché en club par un entraîneur qui l’a à la bonne et qui se trouve être aussi le patron de l’équipe de France, René a tout pour entrer au panthéon du foot français.
Pourtant, la réputation de Bliard ne dépassera pas vraiment les frontières hexagonales. Si Reims atteint la finale de la première Coupe d’Europe des clubs champions contre le Real Madrid, René laisse son poste d’avant-centre à Kopa. Tout comme en équipe de France où, trois mois plus tôt, il a dû s’effacer au profit de Raymond lorsque la France a surpris l’Espagne à Madrid (2-1). « Lorsque j’ai vu nos ailiers marqués de près, notre avant-centre libre de ses mouvements, j’ai demandé à Bliard de passer à l’aile, parce que Kopa est beaucoup plus à l’aise au centre, expliquait alors Batteux. À partir de ce moment-là, notre équipe a beaucoup mieux joué et je suis persuadé que cette permutation a été décisive. » Kopa gagne alors son surnom de « Napoléon du football » et pose les premières pierres de son futur transfert vers le Real Madrid à l’été 1956. Au total, René Bliard alignera six autres capes internationales de 1955 à 1958 sans réussir à marquer une seule fois. René est peut-être un peu trop fleur bleue pour le standing international, comme en témoigne ce France-Angleterre de mai 1955. Les Français sortent bien avec une courte victoire (1-0), mais Bliard étale sa maladresse dans L’Équipe : « Au début de la rencontre, j’ai repris de la tête un beau centre de Kopa. Par malheur, la balle, mouillée, a glissé sur ma tête, et a pris la mauvaise direction. Plus tard, à la 77e, je me suis arrêté sans raison devant le gardien parce que je me croyais hors jeu et que je ne voulais pas m’exposer aux quolibets du public. Vous savez bien qu’un joueur poursuivant son action après le coup de sifflet de l’arbitre est fort mal jugé. »
Des concurrents plutôt que des compères
Ironiquement, c’est Just Fontaine qui aurait pu apporter le salut à René. Transféré à Reims après le départ de Kopa chez les Merengues, Justo confirme ses belles promesses niçoises sur le front de l’attaque rémoise. Bliard et Fontaine s’entendent très bien sur le terrain et en dehors. Ils habitent le même immeuble, lui au troisième étage, Justo sur le palier du dessous. « Bliard était mon ami. Nous nous rendions des visites quotidiennes », raconte Fontaine dans son autobiographie, Reprise de volée. René a même pris l’habitude de cirer les crampons de Just. « La première fois, nous avons gagné notre match, poursuit Fontaine. Du coup, comme je suis assez fainéant et un tantinet superstitieux, je l’ai encouragé à poursuivre ainsi, pour que ça nous porte chance. » Même si Fontaine marque désormais plus que Bliard, la prophétie semble se réaliser, puisque les deux lascars s’envolent ensemble d’Orly pour la Coupe du monde suédoise en 1958 et font chambre commune durant la préparation à l’hôtel de la Ferme du Pont au saumon de Kopparberg, où ils partagent de belles parties de pêche. En attendant l’arrivée de Kopa, pris par ses obligations au Real Madrid, les matchs d’entraînement des Français mettent en lumière le duo de Reims, « un tandem irrésistible » selon la presse de l’époque. De quoi imaginer un trio offensif Fontaine-Kopa-Bliard ? Fontaine revendique une place de titulaire, même si cela l’« ennuierait beaucoup que ça se fasse au détriment de René ». Bonne intuition du futur meilleur buteur du Mondial 1958. Plus que comme compères d’attaque, René et Justo sont en effet surtout vus comme des concurrents dans la tête des décideurs. Le sort résoudra de toute façon le casse-tête des sélectionneurs et de l’entraîneur.
Une grosse semaine avant le début de la Coupe du monde, avis de tempête sur la délégation française lors d’un entraînement. Casimir Hnatow, qui se remet à peine d’un claquage, se pète à nouveau. Le portier François Remetter se foule le poignet et, au même moment, à l’autre bout du terrain, René Bliard hurle de douleur, serrant dans ses mains une cheville très gonflée à la suite d’une tentative de reprise de volée. Explications du blessé, qui convoque la météo : « Tout ça, c’est la faute du printemps de Suède. Quand j’ai voulu reprendre la balle, j’étais absolument aveuglé par le soleil, et je n’ai pas pu mesurer la trajectoire exacte. C’est pourquoi j’ai botté dans la terre, croyant en vérité avoir la sphère au bout du pied. Voilà en tout cas qui va résoudre un problème délicat pour l’équipe de France. J’étais en effet dans une forme parfaite, et je pense qu’il aurait fallu compter aussi avec moi… » Entorse médio-tarsienne de la cheville, plâtre et fin du rêve suédois pour René. Bliard ne se voit pas rester à Kopparberg. « Je suis devenu un poids mort et si je ne peux suivre les copains dans leurs sorties, autant rentrer à Paris. » Bliard, les larmes aux yeux, part le lendemain sous les « Ce n’est qu’un au revoir, mon frère » et un triple « Hip hip hip hourra » de ses collègues, postés sur le perron de l’hôtel. Pas d’avion pour René, pas franchement à l’aise dans les airs, mais un Stockholm-Gare du Nord de 40 heures. Et, malgré les regrets, une intuition sur la couleur que les Français vont donner à leur Mondial. « Vous verrez, les Français vont faire un malheur en Suède ! À commencer par mon bon ami Justo, qui est assurément le plus resplendissant des attaquants tricolores. Je pense à ce propos que l’expérience Fontaine comme inter de pointe est actuellement la plus recommandable. Surtout avec Kopa à ses côtés. »
L’équipe de France aurait-elle pu faire encore mieux que sa troisième place en Suède, si elle était partie avec René Bliard ? C’est ce que la phrase de Just Fontaine à Orly pourrait laisser penser. La vérité, pourtant, c’est que Bliard n’aurait sans doute pas joué une minute, même s’il ne s’était pas blessé. « Fontaine sera préféré à Bliard, tranchait en effet Batteux avant le début de la compétition. Parce que, au cours d’un match, on peut craindre une baisse de régime de René, qui est sujet, par moments, à des renoncements inexplicables. C’est dans l’opinion de tout le monde ici : on ne peut se passer de Fontaine en équipe de France en ce moment. » D’après Fontaine lui-même, la « légende tenace » aurait en fait pour origine… le mental en carton de René Bliard. « À l’aéroport d’Orly même, à l’instant du départ, le sélectionneur Paul Nicolas m’avait attiré à part : “Justo, c’est à toi de jouer désormais. Car c’est toi qui joueras. Avant-centre. Je te le promets formellement.” Qu’il eût également inscrit dans ses projets d’utiliser Bliard, c’est possible, sinon probable. Mais pas à mon détriment. Footballeur extrêmement doué, René marchait au moral. Il convenait constamment de l’encourager, de le stimuler. Lorsqu’il se blessa à l’entraînement, je me mis dans mes papiers de le consoler de ses malheurs. Avec l’assentiment de Paul Nicolas, la tactique fut ainsi définie : devant la presse, au retour, je dis à Bliard : “Sans ta mésaventure, je ne serais pas ce que je suis. Merci !” Il fut sensible à cette phrase. Je ne regrette pas de la lui avoir adressée. Mais la vraie histoire est celle-ci : j’étais titulaire avant de partir. »
Par Ronan Boscher
Récit paru dans le livre "Les Héros oubliés de la Coupe du monde", aux éditions SO LONELY.