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En Crimée, presque parfait

Patrick Revolut, à Sébastopol
En Crimée, presque parfait

En 2012, la Crimée faisait partie de l'Ukraine, qui accueillait l'Euro. En 2018, la Crimée est, de fait, intégrée à la Russie, qui organise la Coupe du monde. Au milieu des sanctions, de la géopolitique et de la vie quotidienne, petit voyage sur place pour voir comment les Criméens ont supporté la sélection russe. Premier enseignement : là-bas aussi, la Russie s'est fait sortir en quarts par la Croatie.

La fan zone de Sébastopol n’a pas grand-chose à voir avec celles installées par la FIFA au cœur des onze villes-hôtes de la Coupe du monde 2018 en Russie. Ici, pas de stands sponsorisés par Coca, McDonald’s, Visa ou Adidas, pas d’attractions ni de goodies pour attirer les spectateurs. Juste une petite palissade pour délimiter la zone, deux ou trois stands proposant chachlyks (des brochettes cuites au barbecue), chawarma et boissons sans alcool, et quelques palettes de bois déposées à même la pelouse en guise de sièges. En revanche, comme dans les autres fan zones, le grand écran est fièrement dressé et, dans la foule compacte réunie autour de lui, la tension est palpable alors que résonne le coup d’envoi de ce Russie-Croatie, quart de finale atteint miraculeusement par le pays organisateur. Après quelques minutes de jeu, entassés sur cette petite place près du port, les premiers « Rossiya » se font entendre. Regardant le match depuis l’extérieur de la fan zone, un homme en maillot du Barça monte en pression : « Il y a quatre ans, on criait « Ukraine », maintenant on crie « Russie », vocifère-t-il. Dans deux ans, ça va être l’Angleterre, et après quoi ? Les États-Unis ? »

Dans les limbes

Drôle de mélange entre port militaire et station balnéaire, Sébastopol est surtout, avec un peu plus de 400 000 habitants, la plus grande ville de Crimée, péninsule intégrée à l’Ukraine lors de la dislocation de l’URSS, après lui avoir été offerte par Khrouchtchev en 1954. Utilisée comme base navale par la Russie, la ville a toujours eu un statut particulier dans la région, mais était officiellement ukrainienne jusqu’en mars 2014, lorsque les remous politiques et militaires post-Maïdan aboutirent à ce qui est encore considéré par la communauté internationale comme une annexion de la Crimée par la Russie, et par ceux qui y étaient favorables comme un « retour à la normale » . Depuis, les sanctions imposées par l’UE et les États-Unis ont rendu la vie un peu étrange pour les Criméens.

S’il n’y a pas de stand Visa à la fan zone, c’est peut-être parce qu’il est impossible d’utiliser une carte bleue autre que russe ici. S’il n’y a pas de stand McDonald’s, c’est peut-être parce que celui de la ville a fermé après 2014 et a été remplacé par un fast-food non franchisé. La gare de Sébastopol n’a plus vu un train partir depuis quatre ans et lorsqu’on essaie de se rendre sur le site Airbnb, on se rend compte que celui-ci a été bloqué dans la région, comme « en Iran, Syrie et Corée du Nord » . Le football n’a pas été épargné puisque les clubs de la région ne peuvent participer qu’au championnat de Crimée, sans espoir de qualification pour les compétitions de l’UEFA. Dans les rues du coin, en tout cas, les drapeaux russes sont partout. En face de la gare des bus, une immense inscription a été peinte : « Notre décision, notre choix, avec la Russie pour toujours. » Bref, la Crimée est dans les limbes. Mais cette situation n’empêche pas la région d’être la première dans l’histoire à avoir accueilli deux grandes compétitions footballistiques en seulement six ans : l’Euro 2012 en Pologne et en Ukraine, et désormais la Coupe du monde 2018 en Russie.

Match amical entre la Russie et l’Ukraine

Autour de la fan zone de Sébastopol, l’ambiance fluctue. Les occasions loupées par les Russes sont accueillies par des « Suka ! » ( « Salope ! » ), les nombreux plans sur le sélectionneur Stanislav Cherchesov sont salués par des rires et des hourras. Lorsque Cheryshev inscrit son quatrième but du Mondial, la place explose, les drapeaux russes sont brandis à bout de bras. Quand Kramarić égalise huit minutes plus tard, tout s’éteint. À la mi-temps, Vlad, 22 ans, l’assure : « La Russie va perdre, c’est mon petit-frère qui l’a dit, et depuis le début de la Coupe du monde, il avait toujours dit qu’ils allaient gagner. » Viktor, 62 ans, drapeau frappé de la faucille et du marteau sur le dos, affirme lui que « si la Russie perd, ça ne sera pas une défaite. Je ne les ai pas vus aussi bons depuis… eh bien je ne me souviens même pas. » Igor, 31 ans, et Elena, 28, montrent leurs coques de téléphone aux couleurs de la Russie et se creusent la tête : « Si la Russie devait jouer contre l’Ukraine, on aimerait que ce soit un match amical, parce qu’on ne pourrait supporter aucun des deux plus que l’autre. » Un autre Vlad, supporter du CSKA Moscou et donc fan d’Akinfeev et Golovin, clame lui sans hésiter qu’il supporterait la Russie dans un cas comme ça, mais refuse de répondre lorsqu’on lui demande s’il soutiendrait l’Ukraine contre un autre adversaire.

La deuxième période a débuté, et l’ambiance est largement retombée. « Je suis très déçue, soupire Liliana, arrivée de Moscou il y a deux semaines pour travailler dans un restaurant. Je n’y connais rien au foot, et à Moscou au moins il y avait de l’ambiance, ici c’est nul. » Natalya, 31 ans, qui travaille en temps normal comme guide touristique, mais qui se balade ce soir les bras chargés de drapeaux russes pour les vendre aux supporters intéressés, confirme : « Je fais ça depuis 2015, et ce soir je n’ai pas fait beaucoup d’affaires. » Pour réveiller un peu tout le monde, il y a Sergeï et Yevgeni, deux potes de 25 ans, le visage entièrement peint en blanc, bleu, rouge, chapka sur la tête et bouteilles de plastique en forme de Coupe du monde remplies de bière à la main. « On vient de Simferopol et on n’a pas encore eu l’occasion de voir un match de la Russie dans ces conditions, donc là on en profite à fond. D’ailleurs, il y a une tradition : il faut que tu boives une vodka, et après que tu fumes avec moi » , dit Sergeï, dont le maquillage coule le long de ses joues, emporté par la sueur.

Un ours qui tire à la kalash

Pendant la prolongation, le but de Domagoj Vida achève de casser l’ambiance. Sur la terrasse du Tenisty Dvorik, le bar-restaurant le plus proche de la fan zone, les clients ne regardent presque plus le match. Assis en haut des rampes du petit skate park de la place, les ados du coin font la gueule. Yevgeni, lui, n’a pas l’intention de baisser les bras. Il a grimpé sur la clôture qui délimite la fan zone et chante, seul, l’hymne russe. « Je vais te dire ce qui est important : croire en son équipe, croire en sa famille, croire en ses amis » , déclame-t-il en descendant. Derrière, son pote est abattu. « Sergeï pleure, mais moi je savais que la Russie perdrait ce soir, et ce n’est pas une raison pour arrêter de les soutenir » , enfonce-t-il. Dix secondes plus tard, Mario Fernandes égalise et Yevgeni devient dingue. Il remonte sur la barrière, balance sa chapka dans la foule, bondit sur une poubelle et fait tourner son drapeau, crie à s’en péter les cordes vocales. Alors que le jeu reprend, un homme derrière lui crie de se baisser. « Ferme ta gueule, rétorque Yevgeni, si je ne suis pas là, la Russie perd ! » Une minute après, la barrière craque, sans réaction de la part des forces de l’ordre présentes à proximité.

Quand Rakitić inscrit le tir au but vainqueur pour la Croatie, passé un soupir de déception, la foule rentre calmement chez elle, alors que Sergei et Yevgeni tentent, sans succès, de la faire chanter une dernière fois. « Il n’y a que des faux supporters ici » , siffle Yevgeni. Andreï, un homme dont le tee-shirt représente un ours tirant à la kalash, sourit en disant qu’il s’attendait à la défaite. Boris, lui, affirme qu’il n’est pas triste du tout. « Je supportais l’Allemagne au début, maintenant je supporte la Belgique, lance-t-il. Ma patrie, c’est l’Ukraine. Je peux te le dire : le jour de l’indépendance de l’Ukraine, le 24 août 2013 (quelques mois avant la crise de mars 2014, N.D.L.R.), il y avait autant de monde sur cette place. » De toute façon, il n’est plus l’heure de parler foot, ni politique. Chez Pivorotti, le bar à bière du coin, il y a déjà la queue. Sur les quais, non loin, où s’alignent les boîtes de nuit, les filles défilent déjà en robe et talons. Élimination ou pas, annexion ou pas, sanctions ou pas, ce soir, c’est samedi soir. Et la fête commence.

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