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Adebayor : « Combien de fois ils ont voulu me brûler vivant ? »

Propos recueillis par Ronan Boscher et Gad Messika, à Istanbul
Adebayor : « Combien de fois ils ont voulu me brûler vivant ? »

À l'occasion d'un entretien pour So Foot en novembre 2017, le néoretraité Emmanuel Adebayor déroulait le fil d’une odyssée miraculeuse commencée à Lomé et marquée par des pieds congelés, des drames et des vêtements. Beaucoup de vêtements.

Tes parents sont nigérians, et toi, pourtant, tu es togolais.

(Il coupe.) Je parle couramment le nigérian, mais je suis né au Togo, qui, dans ma tête, a toujours été mon pays. Toutes mes découvertes se sont faites là-bas : mon premier foot, ma première copine, tout ! L’amour que j’ai pour mon pays est énorme, même si je dois dire qu’à Lomé, j’ai eu une enfance à la fois triste et joviale.

C’est-à-dire ?

Enfant, je jouais aux cartes et je faisais des trois-contre-trois devant les maisons. On appelait ça le jeu des petits poteaux. J’étais content, mais d’un autre côté, c’était vraiment triste parce que ma famille était très pauvre. On avait un toit troué, quand il pleuvait, c’était la galère. Comme j’étais le plus jeune de la famille, je devais chercher des bols pour les mettre en dessous des fuites. À la maison, on n’avait pas non plus d’électricité ou de toilettes. Pour se mettre à l’aise, il fallait aller à la plage et faire tes affaires devant tout le monde. C’était compliqué…

Ils faisaient quoi tes parents ?

Ma mère vendait des viandes à la frontière entre le Togo et le Ghana, et mon papa était monnayeur. Il changeait les devises. Il gagnait 5 centimes, mais ça lui permettait de s’occuper un peu. Mon enfance n’a pas été terrible, mais ce n’est pas cette période qui compte, c’est ce que tu deviens qui est important. Grâce aux difficultés, je suis devenu ce que je suis aujourd’hui. Quand les gens me critiquent lorsque j’ai raté une occasion dans un match important, je leur dis : « Si vous aviez eu mon enfance, vous comprendriez que ce n’est pas aussi important que de survivre. » Ça a été dur jusqu’à ce que j’intègre le centre de formation de Metz. Quand je rentrais au pays, il m’arrivait de me prendre la tête avec la famille pour cette histoire de toilettes. Je leur disais : « Je ne peux pas revenir d’Europe pour aller faire mes affaires à la plage. » Du coup, j’utilisais les toilettes des amis d’à côté. Puis, j’ai commencé à gagner un petit salaire, à devenir vraiment un homme. J’ai dû prendre dès mes quinze ans des décisions importantes pour ma famille, je leur disais quoi faire à la maison. Il a même fallu que je tape du poing sur la table parce que dans la famille africaine, dès qu’il y a de l’argent, tout le monde fait ce qu’il veut. Personne ne veut travailler, mais tout le monde veut être le patron. J’ai même été obligé d’aller en guerre contre mon grand frère, ma grande sœur ou ma mère afin de réaliser ce que je voulais faire.

Aux yeux de ma famille, je n’ai pas d’importance, ils ne s’intéressent qu’à ce que je gagne.

Emmanuel Adebayor

Justement, en mai 2015, tu expliques sur Facebook qu’un de tes frères t’a menacé au couteau et que ta famille pille ton argent. Pourquoi en arriver là ?

Quand je me lève le matin, je dois me dire : « Je suis beau, je suis grand, j’ai la chance d’être pro. » Je ne vais pas me plaindre. Quand tu as des gens qui ne t’aiment pas, qu’est-ce que t’en as à foutre ? Mais quand c’est ta famille qui est contre toi et que tu travailles pour la sortir de la galère, c’est dur… J’ai toujours dit aux petits frères, en Afrique, qu’on se faisait manipuler par nos familles. Ils m’ont quand même dit ouvertement que, sans eux, je n’étais rien. Ce matin, je me suis entraîné, pas eux. Demain, ce ne sont pas eux qui seront fatigués ou qui vont devoir s’étirer, c’est moi. Ils manipulent tellement que tu finis par penser que si tu ne les appelles pas, tu ne vas pas marquer. Là, j’ai pris deux-trois copains d’enfance et je leur ai dit : « Les gars, on va fonctionner comme ça, comme ça et comme ça. Si vous ne faites pas ce que je dis, vous tombez du bateau, tant pis. » C’est ainsi que je me suis concentré sur mon boulot. Souvent, ma famille essaye de me contacter, mais dès qu’ils arrivent à avoir mon numéro, je le change direct. Ils ne m’appellent pas pour prendre des nouvelles, mais pour me demander de l’argent. Je me suis vraiment rendu compte de ça quand je me suis retrouvé à l’hôpital après m’être pété les ischios à Tottenham. Ils m’ont appelé durant mon scan, pour me dire : « On n’a pas encore payé l’école de ce petit, celui-ci est malade… » Je lui disais : « Mais maman, je suis blessé… » « Ok, mais dès que t’as fini ton truc, envoie-nous de l’argent. » Demande-moi ma santé d’abord ! À leurs yeux, je n’ai pas d’importance, ils ne s’intéressent qu’à ce que je gagne. Si j’ai posté ce message sur Facebook, c’est parce que ma famille menaçait d’aller voir la presse. Alors, j’ai pris les devants, comme ça tout ce qu’ils pourraient dire dans les médias ne pourrait plus me toucher.

Qu’est-ce que t’as ressenti au moment de vider ton sac ?

Un soulagement. Encore meilleur que ma célébration de but contre Arsenal à l’Etihad, parce que ça, c’est le boulot. Le foot, dans trois quatre ans, c’est fini. Par contre, le nom de famille reste, ainsi que la personne. J’ai gardé ça pendant tellement d’années… Combien de fois j’ai eu l’idée de me suicider. Je suis dégoûté d’en être passé par là, mais je suis soulagé de l’avoir fait parce que si je dois partir, s’il m’arrive quelque chose comme ce qui s’est passé au Cabinda (le bus du Togo a été attaqué à la mitraillette, NDLR), je touche du bois, tout le monde connaît mon histoire désormais. Aujourd’hui, il paraît que la femme et les enfants de Marc-Vivien Foé sont obligés de mendier pour manger. On disait qu’il était bien avec sa famille, mais à ce qu’on m’a raconté, c’étaient des conneries. Aujourd’hui, la réalité est là, et Foé n’est plus là pour témoigner. Si maintenant, on dit qu’Adebayor était bien avec sa famille, il faudra dire que ce n’est pas vrai.

Ce qui est vrai en revanche, c’est que tu as commencé à marcher pour la première fois, à l’âge de 6 ans, dans une église.

En Afrique, on aime marcher, mais moi je n’y arrivais pas. Mes parents étaient inquiets, ils trouvaient ça chelou qu’un enfant de mon âge ne sache pas le faire et ils ont commencé à consulter des charlatans, des marabouts. Ils sont aussi allés dans des mosquées, mais c’est finalement dans une église que j’ai eu la chance de marcher. Au départ, le pasteur avait dit à ma mère: « Ramène-nous le petit lundi et on priera pour lui jusqu’à dimanche. S’il n’arrive pas à marcher après ça, il restera comme ça toute sa vie. » Ils ont prié matin, midi et soir, mais le jour J, rien. Je me souviens que j’étais accroupi sur le sol de l’église quand j’ai entendu le bruit d’un ballon. Dehors, des joueurs se chamaillaient pour une faute. Et là, j’ai vu une balle arriver. Elle a fait cinq rebonds, puis elle est passée devant moi. J’ai crié par peur, je ne sais pas pourquoi. Et là, je me suis levé et j’ai commencé à marcher. Un miracle ! Avoir des sensations dans les jambes, ça a été très émouvant, tout le monde était en pleurs. Voilà pourquoi je suis très chrétien.

Toujours ? Une vidéo circule laissant croire que tu serais devenu musulman…

Non, je porte toujours une croix. En fait, un ami musulman venait de perdre sa mère. Je suis allé à l’enterrement en djellaba. C’est la coutume et en plus c’est très confortable. Après la cérémonie, devant 700 personnes, l’imam me lance : « Manu, veux-tu devenir musulman ? » Poli, je lui réponds : « Peut-être un jour. » Il me demande de le jurer. Je le fais. L’imam fait alors une prière et me prend par les épaules devant les fidèles. Voilà. Malgré cela, je suis chrétien et je lis la Bible tous les matins. C’est la première chose que tu vois dans ma chambre. Quand je demande à genoux quelque chose à mon bon Dieu, je trouve toujours la solution rapidement. J’ai eu de la chance dans ma carrière. Quand les gens disent que je suis fini, c’est là que je ressors plus fort ! Combien de fois ils ont voulu me brûler vivant ? Mais combien de fois, je suis sorti heureux, victorieux ? Si tu demandes à un Togolais comment est Adebayor, il te répondra qu’Adebayor est spécial. Mon bon Dieu est de mon côté, je n’ai peur de personne. Si je dois attaquer mon président, je le fais, car mon bon Dieu sera toujours de mon côté. C’est lui qui me donne la force de prendre des décisions compliquées.

Comme celle de quitter le Togo pour l’Europe ?

Mon oncle Djima Oyawolé a joué à Metz (à la fin des années 1990, NDLR). C’est lui qui m’a amené là-bas. C’est même lui qui m’a emmené dans mon premier club à Lomé, le CDS. Ce n’était pas vraiment une académie, il n’y avait ni thunes ni équipements, mais tout le monde l’appelait le « Centre ». Au départ, il m’a dit d’y aller moi-même. J’étais maigre, tout petit et je portais un survêt’ et des crampons Gola. Le coach vient me voir et me dit : « Jongle ! » Je n’en fais pas plus de trois, et il me sort : « T’es trop maigre, si je souffle, tu vas t’envoler. Tu ne peux pas être footballeur, rentre chez toi. » J’ai pleuré comme si on m’avait annoncé un décès. Ce soir-là, j’ai attendu mon oncle devant chez lui, puis on est retourné voir le coach ensemble. Il a été clair : « C’est mon neveu, tout le monde dit qu’il est bon, mais je ne l’ai pas vu jouer. J’aimerais qu’il s’entraîne avec vous, et s’il n’est pas bon, vous le renvoyez. » En revenant pour la deuxième fois, l’entraîneur a vu que j’étais motivé. Il le fallait. Le terrain était à 15 kilomètres de chez moi. J’y allais à pied, car j’aime bien prendre mon temps. Je suis grand, mais je marche très lentement, alors, quand l’entraînement était à 15h, je partais à 13h. Je ne suis jamais arrivé en retard.

Comment tu faisais avec l’école ?

À quatorze ans je n’y allais plus, je suis rentré au CDS tout de suite après. En jouant là-bas, on avait plus de chance d’être appelés en équipes de jeunes togolaises. C’est comme ça que je participe à un tournoi U15 au Burkina Faso. On a fini derniers bien comme il faut, mais j’ai quand même été élu meilleur joueur du tournoi… Il faudra m’expliquer comment ça fonctionne en Afrique ! (Rires.) Après ce tournoi, je devais faire un stage à l’Ajax, mais ça ne m’intéressait pas de bouger. J’étais tellement satisfait de moi-même que je n’ai pas pris la peine de remplir les papiers pour le visa, je les ai jetés à la poubelle ! Trois mois plus tard, il y a un autre tournoi, en Suède cette fois. C’est là que Francis De Taddeo de Metz me repère. Je fais seulement deux matchs, car j’avais des ampoules. Les kinés chez nous, ils ont juste des glaçons et du paracétamol. Comme je voulais vraiment jouer la finale, je suis parti voir les kinés des Girondins U17. Il me dit : « Mets une double peau ! » « C’est quoi ça ? Tu vas couper de la peau et la mettre par-dessus la mienne ? » En rentrant au pays, j’avais teinté mes cheveux, et les filles venaient me voir du genre : « Tu m’as ramené quoi d’Europe ? » J’étais l’enfant chéri du quartier. J’avais 15 ans et j’étais déjà le meilleur joueur du Togo, avant même d’avoir joué le championnat. Tout le pays commençait à dire qu’il tenait son « Kanu ». Lui, c’était mon idole. Je mettais des crochets bananes comme lui (le nom donné par les Nigérians à la virgule, NDLR). À mon arrivée à Metz, j’en avais directement mis un à un mec. Je savais déjà que j’allais rester.

À Metz, je me disais : “Qu’est-ce que je vais devenir avec le froid, si ce n’est un poisson dans le congélateur ?”

Captain Igloo

Ça ne te faisait pas peur de quitter si jeune le Togo ?

Non, j’étais content. À mon départ, il devait y avoir 250 personnes avec les tam-tam à l’aéroport. C’est le roi qui partait, en fait. Je débarque à Metz le 5 octobre 1999. C’est le froid qui m’accueille ! J’ai ouvert mon sac et j’ai enfilé toutes mes affaires. Arrivé au centre d’entraînement, les jeunes ricanaient, j’ai eu honte. Tu vois un jeune de 15 ans, tout mince qui fait cinquante kilos, portant dix-huit tee-shirts, trois chemises, deux bonnets et une casquette… Ensuite, Madame Lopez, la secrétaire du club, m’a ramené des survêtements. En fait, je pensais qu’il ferait froid seulement quelques jours, mais non. Le jour de la signature de mon contrat, j’ai appelé Francis pour lui dire que je ne pouvais pas… Je ne sentais ni mes jambes, ni mes pieds. Je ne voyais pas le ballon, j’avais le nez qui coulait. Le coach me disait de courir pour me réchauffer. Mais où ? « Manu parle », il me sortait. Mais parler de quoi ? Mes lèvres étaient congelées. Qu’est-ce que je vais devenir avec le froid, si ce n’est un poisson dans le congélateur ? Là, je réfléchis. Si je rentre au pays, je vais être la star pendant un mois, je vais me brosser les dents trois fois par jour, ma mère va me préparer à manger, mais quand mes 400 francs seront épuisés, je vais faire comment ? J’allais me faire gifler pour aller chercher à manger, ouais… Du coup, j’ai rappelé De Taddeo pour lui dire que je restais. Au fur et à mesure, je suis devenu le meilleur joueur du centre de formation, je jouais en CFA. Il y avait Butelle, Agouazi ou Franck Beria, qui était le capitaine. Lui, si tu lui mettais un petit pont, il te giflait.

Lors de tes premiers matchs en pro, Metz descend en Ligue 2 et tu restes. C’est la meilleure décision de ta carrière ?

Peut-être bien. En Ligue 1, j’ai la chance de jouer dix matchs avec des gars comme Baticle, Meyrieu, Gaillot. Tous les clubs me voulaient : la Juve, Milan, Chelsea, Manchester, Arsenal, mais j’ai suivi les conseils de De Taddeo, à qui je dois 99% de ma carrière. « Reste encore une saison en D2 pour montrer à tout le monde que tes matchs en D1 ne sont pas dus au hasard. Deviens titulaire, et tu iras ensuite dans un club qui jouera des titres. » En D2, ça marche bien. En plus ils me ramènent un « frère », Mamadou Niang. Tu lui mettais une sale passe entre quatre joueurs, il y allait les yeux fermés. Un taureau. Avec lui, on a su direct qu’on allait monter en D1.

Le plan de De Taddeo se vérifie, puisque tu files à Monaco.

C’était soit l’Angleterre, soit Monaco. Deschamps, on sait tous comment il parle, hein. (Il imite la voix et le sourire de DD.) « Monsieur Adebayor, je pense que t’es encore jeune, t’as encore beaucoup à apprendre, viens chez moi. » Sur place, je côtoie Morientes, Nonda, Prso, Rothen et ce foufou de Giuly. Quand t’es court, ton cerveau l’est aussi ! Il fait 1,02m, mais c’est un bon gars, il m’a beaucoup aidé. Il y avait un autre fou aussi, devenu aujourd’hui « I love this game » : Evra. La première saison, même si on ne gagne rien, j’apprends beaucoup. Et puis Guidolin est arrivé alors que j’étais en sélection. À mon retour, je vais le voir et il me dit : « Vous êtes qui ? Je ne vous connais pas. » Pouyouyou… En clair, je n’allais jamais jouer. J’ai fait quelques mois et je suis parti.

Comment Arsenal te contacte ?

Je suis rentré au Togo pour la trêve, et là, on me dit que Wenger veut me parler. Je tchipe et je raccroche le téléphone. Ça resonne, c’est bien Wenger. « Coach, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » « Ça t’intéresserait de jouer chez nous ? » Il voulait que je ne le dise à personne, mais impossible. « Je vais jouer dans le même club que Kanu, mon idole, et vous me dites de ne rien dire ? » « Oui, parce que ce n’est pas encore fait. » « Pour moi, si ! Savoir que vous me voulez, c’est déjà un ordre. »

Tu as appris quoi à Arsenal ?

Le travail de finition, après chaque séance, avec Titi. Il m’avait dit : « Il n’y a pas de secret. Les gens croient que je suis trop fort, mais ils ne comprennent pas que je fais entre 100 et 200 ballons tous les jours. » La plupart de mes buts sont des frappes enroulées, pas les mêmes que Titi, mais j’ai gardé ça dans mon répertoire. Finalement, tu chopes le truc, les bons appuis. Aujourd’hui, je sais avant même d’enrouler si je vais marquer ou pas. En signant au Barça, Titi me dit : « Je te laisse les clefs du club. »

Il était comment, Wenger, avec toi ?

Toujours très correct. Ce n’est pas un pote, mais c’est un bon coach. Il y a juste le départ qui a tout faussé. Moi, je ne voulais pas quitter Arsenal, on était tout le temps en Champions, et City ne la jouait pas encore. Mais Wenger m’a dit que je ne faisais plus partie de ses plans. Ça m’a surpris, car il n’y avait que Van Persie qui ne m’aimait pas, et moi non plus d’ailleurs, mais sur le terrain, on s’entendait comme des pros.

Pour ton premier match contre Arsenal, avec City, tu marques, et tu cours célébrer ton but de l’autre côté du terrain devant les fans des Gunners (31e de notre Top 100 célébrations). Pourquoi ce coup de folie ?

L’adrénaline. Après coup, on m’a dit que la fédé anglaise voulait me mettre une belle amende. Mais même si j’avais dû payer deux millions d’euros, par rapport à ce que j’ai vécu, je l’aurai fait quand même. Je n’allais pas rester là, à entendre 5000 personnes insulter ma famille, alors qu’elle n’avait rien à voir là-dedans. Sur le moment, j’avais l’impression de faire 20 kilos, alors qu’avant ce match, j’en pesais 2000. Quand je commence à courir, Wright-Phillips essaye de m’attraper. Lui, comme il est petit, avec un petit coup d’épaule, je l’ai mis loin. Puis, il y a eu Gareth Barry, très lent, une feinte de corps, c’était fini. Kolo Touré était dans le rond central, il a compris qu’il fallait me laisser faire. Quand je glisse sur les genoux, et que j’écarte les bras face aux supporters, j’ai l’impression d’être intouchable. Les gens me jetaient n’importe quoi : des téléphones, des bouteilles d’eau… Je n’ai jamais bougé la tête, tout me passait à côté. Fiou, fiou, comme dans les films ! C’est magnifique cette sensation d’être en prison depuis des années et qu’on te dit : « Mon frère, prends la porte et sors. Maintenant, tu es libre. » C’est ce que j’ai ressenti, une délivrance.

City a dépensé beaucoup d’argent pour remporter la Ligue des champions. Comment tu expliques qu’ils n’y soient pas encore parvenus ?

Quand j’arrive à City, ils me disent qu’ils veulent signer des grands joueurs, mais je ne pensais pas que ça allait être dix par saison. Les grands clubs comme le Real, le Barça ou Manchester United ne changent pas tout d’une saison à l’autre. Il faut plein d’éléments pour remporter la C1, pas seulement des noms. En acheter, c’est bien pour le business, vendre des maillots, mais pas pour gagner la Champions. City, par exemple, il leur faudra encore vingt ans. Paris, c’est magnifique, mais pareil, ils ne vont pas la gagner avant ces cinq prochaines années. Quand tu joues contre les équipes qui sont habituées à la gagner, ce n’est pas la même chose qu’en championnat. C’est bien de recruter Mbappé, il est très fort, il fait des crochets pas possibles, mais il a dix-huit ans, il n’a jamais fait de finale de C1, et il n’a jamais été confronté à Sergio Ramos… Avec Neymar, c’est plus facile en Ligue 1, mais qu’on ne vienne pas me dire qu’avec lui, Paris va l’emporter contre le Real. C’est possible, mais ce n’est pas si évident que ça.

À Arsenal, j’étais le plus costaud de mon équipe alors que je faisais 73 kilos.

Manu militari

À l’époque, t’étais conscient qu’en allant à City, t’avais moins de chance de gagner la Ligue des champions qu’avec Arsenal ?

Je savais déjà qu’à Arsenal, on n’allait pas la gagner. En finale, en 2006, il y a Ashley Cole, Ljungberg, Bergkamp, Henry, Campbell… Les hommes étaient là pour encadrer les enfants. Moi, quand j’étais là-bas, la moyenne d’âge était de 15 ans. On était forts parce qu’on était jeunes et qu’on avait envie, mais lorsqu’on jouait contre Chelsea avec John Terry, Ivanovic, Drogba qui fait ma taille et 87 kilos, ils nous mettaient des gifles ! J’étais le plus costaud de mon équipe alors que je faisais 73 kilos. En plus, Chelsea avait Essien et Ballack au milieu, tu vas passer où ? Nous, on avait Rosicky. Lui, tu lui disais « ça va ? » et il était blessé deux mois et demi. C’était dur. Dans les petits matchs, le talent fait la différence, mais tu ne peux pas gagner avec des enfants à Old Trafford. À Arsenal, il y a des très bons joueurs, mais le joueur avec le plus de rigueur, il fait 1,20m. Ça ne m’étonne pas qu’ils soient en Ligue Europa. On a toujours dit qu’il fallait acheter des joueurs.

Justement, comment se comportait le vestiaire de City, avec tous ces mercatos agités ?

C’était difficile. Le coach, Roberto Mancini, n’avait pas la main sur le vestiaire. Il avait énervé les vingt-cinq joueurs en faisant n’importe quoi. Mancini était un grand joueur, mais pas un grand entraîneur. Jusqu’à présent, il a gagné quoi ? (Depuis, il a gagné l’Euro, NDLR.) Dans chaque club où il va, il achète quarante joueurs. Quand Mourinho a repris l’Inter après luiil avait quarante internationaux. Qu’est-ce que t’en fais ? À Manchester, j’étais là, et il a pris Džeko, Balotelli, Tévez, Agüero… Cinq attaquants de classe mondiale. S’il m’avait dit de partir, je l’aurais fait. Mais il me dit : « J’ai besoin de toi. » Je joue, je marque, et le lendemain, il me sort : « C’est bien, mais contre Manchester United, on va jouer autrement »… Les joueurs parlent entre eux, et personne ne voulait jouer pour lui. Avec Deschamps à Monaco, ce n’était pas comme ça, hein.

Tu as connu le Real Madrid. C’était vraiment un autre monde ?

C’est… vraiment loin ! Les vestiaires, les sponsors, les aides à domicile, l’accueil, tout… Là-bas, t’es considéré comme un dieu vivant. Mon arrivée au centre d’entraînement m’avait vraiment bluffé. C’était un matin. Je vois une pile énorme d’équipements. Je pensais que c’était pour toute la saison, surtout que j’avais un numéro différent pour la Liga et la C1. Sauf qu’à côté de moi, pour le numéro 7 de Ronaldo, j’en vois une de la même taille. J’ai demandé à Lass’ Diarra : « Vous êtes pas sérieux, vous. Tout ça, c’est quoi ? » Je commence à déplier les affaires : deux débardeurs, en coton et en nylon, des tee-shirts col V, normal, sans manche, manches longues, un sous-col, deux sortes de maillots d’entraînement, trois sweats, k-way, collants, slips bleus, blancs, short, survêt’ coupé, le trois-quarts, les chaussettes, socquettes, chaussons, et deux paires de claquettes. En fait, t’as juste à prendre ta brosse à dents le matin. Quand tu retournes dans ta chambre, t’ouvres l’armoire et il y a tout dedans. Un T-shirt pour dormir, un T-shirt pour les soins, un autre pour manger. À Arsenal, je pensais être dans un grand club, mais à Madrid… Tu arrives le matin, et on te demande si t’as un enfant. On te ramène des poussettes. Le lendemain, une télé 100 pouces et on te dit que Samsung t’en file une, car c’est un nouveau produit. Je n’allais jamais quitter ce club ! (Rires.)

Shimon Peres m’a demandé ce que ça faisait de jouer au Real, parce qu’il m’a avoué que c’était son rêve. Il est sérieux ? Mon gars, tu es président d’Israël et tu veux jouer à Madrid.

Ade Mayor

T’es surpris quand le Real te propose de venir piger chez eux ?

Carrément. Je ne jouais plus à City, mais mon agent me dit que Mourinho a appelé. Je n’y croyais pas. Le lendemain, en sortant de ma douche, je vois un appel en absence. Je rappelle et là, j’entends la voix de Mourinho : « Hey Adebayor, how are you ? It’s José, The Special One. » Il me demande si je veux venir à Madrid. Parfois, je pense que les entraîneurs se foutent de la gueule du monde. Comme si j’allais dire : « Non, non, le Real ne m’intéresse pas. » Tu ne peux pas refuser ce club. J’y ai même croisé Shimon Peres, le président israélien, et le président du Pakistan.

Tu leur as dit quoi, à ces présidents ?

Peres m’a demandé ce que ça faisait de jouer au Real, parce qu’il m’a avoué que c’était son rêve. Pour blaguer, je lui ai dit que moi, je rêvais d’être président ! Il est sérieux ? Mon gars, tu es président d’Israël et tu veux jouer à Madrid. Tu voyages avec des avions privés remplis de garde du corps et tu me dis que tu as toujours rêvé de jouer au Bernabéu ? Mais viens, on change de poste, juste pour 24 heures !

Tu ne te vois pas un destin comme celui de George Weah au Libéria ?

Jamais. Avec les cellules antiterrorisme, tu ne peux pas être à l’aise, tu ne peux pas conduire des décapotables, et tu ne peux pas aller voir des amis. En tant que footballeur, je suis libre, je teins mes cheveux ou ma barbe quand j’ai envie. Les gens me disent : « Manu, t’es un ambassadeur. » Et puis quoi encore ? Je suis footballeur et quand j’arrêterais, je prendrai mes enfants pour leur expliquer comment grandir. En ce moment, le Togo est secoué car ils disent que le président doit partir. Certains jeunes sont morts pendant des manifs. Pourquoi ? Si demain, une autre personne devient président, il va aller voir les familles ? Non. Pense d’abord à ramener quelque chose pour les tiens avant de penser à ton pays. Les Togolais me demandent mon opinion, ils me disent de prendre la parole. Mais vous voulez que je parle de quoi ? J’y connais quoi en politique ? En quoi ça me concernerait une nouvelle constitution ? Je ne la connais même pas, ça ne m’intéresse pas. Si le président part, les gens qui n’ont pas de boulots en trouveront-ils plus facilement ? Pas sûr. On a l’exemple de la Libye avec Khadafi. On a vu ce pays avec et sans lui. Les Libyens sont en train de regretter ! La diaspora togolaise de Paris qui parle des marches, prenez l’avion et allez au pays, si vous voulez marcher !

Pour revenir au foot, tu n’as pas de regrets d’être resté à peine une saison au Real ?

Mourinho voulait me garder à tout prix, mais ça ne s’est pas fait. « Je peux même te montrer tous les messages », qu’il me disait. De l’autre côté, j’avais Harry Redknapp qui me voulait à Tottenham. Il m’avait déjà sondé lors d’un match de C1 contre le Real. José m’a conseillé d’aller là-bas. Ça s’est super bien passé pendant deux saisons. Redknapp, il est spécial, différent. Il venait te voir et disait : « Ça va ? Je te sens fatigué, prends deux jours off. Va à Paris et on se voit mercredi. » Derrière, il demandait à une secrétaire de me prendre un billet. Je revenais le mercredi : « Ça va ? Tu veux t’entraîner ? Va te faire masser et fais vingt minutes de vélo. » Je m’entraîne normal le jeudi et, le vendredi, il te dit : « J’ai vraiment besoin de toi demain. Tu vas manger les défenseurs, tu es plus fort que tout le monde, le meilleur attaquant de ce championnat, meilleur que Rooney. » Au début, tu sais qu’il joue, mais il réussit à rentrer dans ta tête. Le samedi, je mets deux buts, et il me fait : « Bon, Manu, on se voit jeudi ! » Redknapp fonctionne à l’ancienne. C’est donnant-donnant. Les joueurs ont besoin de ces jours off pour déconnecter. Donc, tu te donnes à 200% pour les avoir. Et puis cette équipe des Spurs : Bale, Modric, Van der Vaart, Lennon… Ça allait à 10 000 à l’heure. Quand Redknapp a été viré, ça a été plus compliqué.

Tu as vécu le drame de Cabinda avec le Togo. On parle beaucoup d’attentats en ce moment. La Turquie n’est pas épargnée. As-tu hésité, au vu de ton histoire personnelle, à signer au Başakşehir ?

Si je dois mourir, je mourrai. Tôt ou tard. Où et comment, je ne sais pas. Mes amis me disent de faire attention, car les attentats touchent aussi les stades, pourtant, d’autres sont morts dans des restaurants. Qui ne mange pas ? Ils ont attaqué aussi les aéroports, gares, hôtels, mais qui ne voyage pas ? Où est-on safe aujourd’hui ? La mort est sous nos pompes. Tant que je me lève le matin, que je fais ma prière et que je donne mon esprit au Seigneur, le reste…

Propos recueillis par Ronan Boscher et Gad Messika, à Istanbul

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