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Des Catalans à Bangalore
Trois ans que le Bengaluru FC rafle au moins un trophée chaque année et réussit dans les compétitions continentales. Une des raisons : des anciens de la Masia et du staff de Rijkaard à Barcelone sont à la tête de l'équipe première. Ils appliquent avec succès certaines des recettes du modèle catalan.
Lors de ses premiers matchs en tant qu’adjoint à Bangalore en 2016, Carles Cuadrat a été surpris. « Nos adversaires envoyaient de longs ballons. John Johnson, notre défenseur central, dégageait vingt mètres plus loin. Et notre public applaudissait. En Espagne, personne ne s’exclame sur ce genre d’actions. » Aujourd’hui, Cuadrat est l’entraîneur principal du Bengaluru FC (BFC), et les supporters s’enflamment désormais pour « des petits ponts, des dribbles » . Le Catalan n’y est pas pour rien. En trois saisons, lui et son compère Albert Roca, coach de 2016 à 2018, ont gratté plusieurs titres, une finale continentale, et développé un jeu léché. Ils ont surtout apporté une inspiration : le modèle de la Masia, où les deux hommes ont passé deux décennies avant d’épauler Frank Rijkaard en équipe première, et de le suivre à Galatasaray et en Arabie saoudite. Le défi avait pourtant quelque chose de tendu : comment imposer une certaine culture Barça dans un pays où le foot reste en friche ?
Pressing fort et apport des latéraux
Derrière Roca et Cuadrat, il y a d’abord un homme. Mandar Tamhane, directeur sportif du BFC. L’homme reçoit dans un bureau vacant du stade d’entraînement, quelques heures avant un match d’Indian Super League. Faire venir les deux formateurs catalans était pour lui une étape logique dans le développement d’un club fondé en 2013. « Pendant les trois premières années, notre coach était Ashley Westwood, un Anglais. Avant de le choisir, on m’avait dit que c’était un gars dynamique, le premier sur le terrain et le dernier parti. C’était le profil qu’il nous fallait pour démarrer. Lorsqu’il est parti, on voulait aller plus loin. Jouer d’une certaine manière est très important pour qu’un club aille de l’avant » , explique l’homme fort du club.
Carles Cuadrat
Les clubs indiens ont l’habitude de pratiquer un jeu à l’anglaise, et la philosophie du Barça mentionnée sur le CV d’Albert Roca attire l’œil de Mandar Tamhane. « Si les bases de notre club sont fortes, si on apporte tout ce qu’il faut – nutrition, de la science sportive, un bon coach – pourquoi les Indiens ne pourraient pas jouer ainsi ? » Trois ans plus tard, le jeu de possession pratiqué par le BFC est un modèle en Inde. Le pressing fort, l’apport des latéraux, le ballon qui reste au sol : Mandar Tamhane a le sourire. « Roca et Cuadrat ont amené quelque chose que les fans indiens ne voyaient pas. Ce style attire du monde et je suis sûr qu’en dehors de Bangalore, des supporters rivaux apprécient notre jeu, mais ils ne peuvent pas le dire. »
Nutrition et excellence
Avant de changer les entraînements, Roca et Cuadrat ont d’abord amené des idées neuves dans le fonctionnement. S’inspirer du modèle Barça, ce n’est pas seulement un style de jeu. « J’ai passé vingt ans au Barça comme joueur ou au staff. Lorsque je n’y étais pas, j’ai vu des clubs sans identité. Et tu te rends compte que si tu construis depuis la base, il est bien plus facile de jouer un certain style. C’est aussi plus économique, tu obtiens plus d’implication des joueurs » , détaille Carles Cuadrat. À leur arrivée, les Catalans structurent l’équipe B et l’inscrivent à de multiples tournois, car il n’y a pas de compétition officielle pour les réserves de club. « Ashley a beaucoup bossé sur l’équipe première. Les trois années suivantes, on a plus construit pour le futur du club » , ajoute l’entraîneur. L’équipe B joue dans le même système que les pros (4-3-3), travaille les mêmes principes de jeu et est devenue un vivier séduisant. Le centre de formation a été aussi renforcé.
Roca et Cuadrat bousculent certaines habitudes, s’attardent sur des détails. Ils poussent, par exemple, pour avoir un terrain d’entraînement en herbe naturelle au lieu du synthétique « afin de réduire le risque de blessures » . Ils pointent l’importance de la nutrition, renforcent le rituel des deux repas par jour au centre d’entraînement. « Avant, les joueurs pouvaient se dire : « Ashley n’est pas là, allons prendre du ghee, des roti (beurre clarifié et pain indien, N.D.L.R.), etc. » Ce n’est plus le cas avec Albert et Carles. Les gars ont compris qu’être professionnel, ce n’est pas seulement avoir un contrat et un salaire » , estime Mandar Tamhane.
Le niveau d’exigence est relevé à tous les étages du club. Cuadrat aime raconter une anecdote : « Pour moi, c’est l’excellence qui tire vers le haut, agit comme pression, comme dit Guardiola. Pas l’autorité du chef. Au Barça, celui qui n’est pas au niveau, il s’en va (il claque des doigts). Que ce soit un joueur ou celui qui balaye. Lorsqu’on est arrivés, il y avait un team manager très sympa, il jouait aux cartes avec les joueurs. Selon lui, le compteur des cartons jaunes serait remis à zéro pour la finale de l’AFC Cup (la C3 asiatique, disputée fin 2016, N.D.L.R.) et un avertissement en demi-finale n’aurait pas de conséquence. On avait donc dit aux gars de ne pas avoir peur de jouer dur. Mais ce n’était pas le cas : notre gardien s’est pris un jaune, il a été suspendu pour la finale. » Il n’y a pas eu d’énorme engueulade sur le coup, mais l’homme a été remplacé dès la fin de saison.
« Celui qui perd le ballon au toro le perd en match »
Sur le plan du jeu, Cuadrat a vite analysé les failles du jeu très direct des équipes indiennes. Bengaluru a tenté autre chose. « Tout le monde retient du Barça le tiki-taka, mais le travail défensif de Piqué et Jordi Alba est primordial, insiste d’abord Cuadrat. C’est tout aussi important que l’attaque. On est la formation qui met le plus souvent l’adversaire hors jeu. » Défendre en avançant et priver les opposants de leurs habituelles contre-attaques : le BFC étouffe ses adversaires avec une forte intensité. « Sur les phases de transition défensive, les équipes ne se replacent pas de manière organisée. Un défenseur d’ISL a souvent seulement les yeux sur le ballon. Alors qu’il faut regarder aussi l’attaquant et la ligne. Ici, les jeunes n’apprennent pas ça. »
Pour faire progresser des joueurs au talent et à la culture tactique très disparates, Roca et Cuadrat ont parfois eu recours à des groupes de niveau. Ils ont mis de côté les trackers GPS imposés par leur prédécesseur et, surtout, adopté la périodisation tactique. « Chaque exercice apporte quelque chose et donne au joueur le comportement qu’il doit adopter en match. Il y a encore beaucoup d’équipes qui se tiennent à des séances classiques : préparation physique, deux ou trois exercices de passes, puis de tirs et un petit match pour finir. Il ne se passe pas grand-chose » , poursuit le Catalan. L’homme sait que le travail sur « la prise de décision » est très difficile, mais essentiel pour la progression. Avec ballon, sans ballon. Accompagné de son staff espagnol, il multiplie les exercices de transition au milieu de terrain, organise de nombreux toros aux différents formats. « Les joueurs deviennent meilleurs avec les toros. L’autre jour, l’expérimenté Dimas Delgado (36 ans, N.D.L.R.)m’a dit : « Je me suis rendu compte que celui qui perd le ballon au toro le perd en match » » , raconte Cuadrat.
L’un des grands pourvoyeurs de la sélection indienne
Et la méthode fonctionne. Pour sa deuxième saison d’Indian Super League, le Bengaluru FC a encore terminé largement en tête de la saison régulière et se retrouve en demi-finales de play-off en ce mois de mars. Carles Cuadrat s’est aussi émancipé de Roca, parti à la fin de saison 2018 et apporte sa patte : il travaille plus l’intensité défensive et les phases arrêtées, ce qui lui vaut le surnom de « Corner Cuadrat » . « Je valorise aussi beaucoup ce que fait Simeone ou la France de Deschamps, nuance le coach. Mais la manière dont on a choisi de jouer est la plus adaptée aujourd’hui pour gagner des titres avec le BFC. »
Manière de dire qu’un jour, le club devra changer d’approche, ce qui est accepté par l’équipe dirigeante. « Lorsque Carles partira, on ne se dira pas forcément qu’il faut un gars de la Masia, du Barça. Au bout du compte, on se pose une seule question : qu’est-ce que le coach peut apporter au club ? » analyse Mandar Tamhane. En attendant, l’influence catalane se mesure aussi sur le football indien. Deux autres équipes, Goa et Jamshedpur, ont recruté des entraîneurs espagnols pour appliquer ces principes de jeu. Et Bengaluru est devenu l’un des grands pourvoyeurs de la sélection indienne, qui se cherche un nouvel entraîneur. Un nom revient avec insistance : celui d’Albert Roca.
Par Guillaume Vénétitay, à Bangalore