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Carlos Caszely, l’homme qui a dit non à Pinochet

Par Éric Carpentier
Carlos Caszely, l’homme qui a dit non à Pinochet

Le Brésil et le Chili ont en commun d'avoir connu des régimes militaires pendant la seconde moitié du XXe siècle. Dans chacun de ces pays, chez le géant comme chez le petit, des footballeurs se sont levés contre la dictature. Le Brésil a eu Sócrates et la Démocratie corinthienne. Présentation du Chilien Carlos Caszely, l'homme qui a dit non à Pinochet.

Il est des pays où, le 11 septembre, les États-Unis n’ont pas le monopole du souvenir. Ainsi le Chili : le 11 septembre 1973, les avions bombardent le palais présidentiel de La Moneda, et Salvador Allende se suicide sur ces derniers mots : « Je ne renoncerai pas. Pour avoir fait cette transition historique, je paierai de ma vie ma loyauté envers le peuple. » Allende, premier président socialiste démocratiquement élu, laisse la place au général Augusto Pinochet après un coup d’État largement adoubé par… les Américains. Le Chili devient pendant 17 ans le terrain de jeu des Chicago Boys biberonnés aux théories ultra-libérales de Milton Friedman. Un autre terrain, normalement plus ludique, est lui le théâtre de luttes de personnes et d’influences, dans une pièce en 3 parties. Personnages principaux : Carlos Caszely et Augusto Pinochet. Acte 1, scène 1 : l’Estadio Nacional de Chile à Santiago.

« Les gens avaient l’air heureux »

Au moment du coup d’État, Carlos Humberto Caszely, 23 ans, vient de s’envoler pour l’Europe. « Le roi du mètre carré » est alors le seul joueur chilien à évoluer sur le Vieux Continent. Et il est déjà identifié à gauche : proche de la coalition de l’Unité populaire, soutien de Salvador Allende lors des élections législatives de mars 1973, le parlementaire communiste Gladys Marin dit de lui qu’ « il n’est pas seulement un grand sportif, mais aussi un jeune qui comprend le processus révolutionnaire que vit son pays » . Depuis Levante, Caszely retourne au pays à peine plus de deux mois après le coup d’État pour jouer, de son propre aveu, « la chose la plus absurde que j’ai vue » . Il faut revenir au lendemain de la prise de pouvoir de Pinochet pour cerner la profonde absurdité de la chose. Dès le 12 septembre en effet, le Stade national est converti en immense camp d’internement, avec plus de 12 000 opposants rassemblés là, parfois torturés et exécutés – ainsi le chanteur communiste Victor Jara, fusillé le 16 septembre après avoir eu les mains broyées.

Or, à cette période, le Chili affronte en barrages de la Coupe du monde 1974 l’URSS d’Oleg Blokhine. À l’aller, le 26 septembre à Moscou, 0-0 héroïque des Chiliens face à l’équipe qui a sortie la France en qualifications. Le retour est prévu le 21 novembre 1973. Devant la situation politique, les Soviétiques demandent à jouer en terrain neutre, mais Pinochet refuse de délocaliser le match. Une commission de la FIFA est envoyée le 24 octobre, alors que 7 000 détenus sont encore parqués au Stade national. Verdict de la commission : « Nous avons trouvé que le cours de la vie était normal, il y avait beaucoup de voitures et de piétons, les gens avaient l’air heureux et les magasins étaient ouverts. » Une commission composée notamment d’Abilio de Almeida, Brésilien vivant depuis 1964 sous la junte militaire qui glisse aux dirigeants chiliens : « Ne vous inquiétez pas de la campagne journalistique internationale. Nous avons connu la même chose au Brésil, tout cela va bien vite passer. » En attendant, le match est maintenu dans ce que ladite presse internationale nomme le « Stade de la mort » . Sauf que l’URSS persiste et signe un communiqué cinglant : « Pour des considérations morales, les sportifs soviétiques ne peuvent pas jouer en ce moment au stade de Santiago, souillé du sang des patriotes chiliens. L’URSS exprime une protestation ferme et déclare que, dans les conditions actuelles, quand la FIFA, agissant contre le bon sens, permet que les réactionnaires chiliens les mènent par le bout du nez, on doit refuser de participer à ce match sur le sol chilien, ceci par la faute de l’administration de la FIFA. »

Le 21 novembre, pourtant, devant 40 000 personnes, entrent sur le terrain un arbitre, onze Chiliens et… c’est tout. Malgré le désistement de l’URSS, qui se faisant renonce à sa participation à la Coupe du monde, il a été exigé que le match se joue. Scène surréaliste, absurde, qui voit quatre joueurs chiliens avancer vers un but vide en faisant tourner le ballon. Le passeur décisif se nomme Caszely, le buteur Valdés, autre footballeur de gauche, et les deux de se diriger vers un virage vide du stade en hommage à « ceux qui auraient dû être là » . La fin du match est sifflée après deux minutes de jeu, le Chili est qualifié pour la Coupe du monde. Fin de l’acte 1.

« Carlito, ils me recherchent »

Le deuxième acte se joue quand Pinochet reçoit l’équipe chilienne fraîchement qualifiée pour le Mondial allemand. Caszely raconte : « Je sentais les pas, quelque chose d’horrible. Tout à coup les portes s’ouvraient, et il y avait ce type avec une cape, des lunettes noires, et une casquette (soupir). Avec une figure comme ça, aigre, sale, sévère. Il commence à marcher et à saluer les joueurs. Et quand il arrive très près, très près, je mets mes mains derrière moi et quand il me tend la main, je ne la lui serre pas. Il y a eu un silence qui pour moi a duré mille heures, ça a dû être une seconde, et il a continué. Moi, comme être humain, j’avais cette obligation, parce que j’avais un peuple entier derrière moi en train de souffrir, et que personne ne faisait rien pour eux. « Carlito, j’ai été pris », « Carlito, j’ai un problème », « Carlito, ils me recherchent »… Jusqu’à arriver à un moment où j’ai dit stop. Non à la dictature. Au moins laissez-moi protester, au minimum laissez-moi le dire, au minimum laissez-moi dire ce que je ressens. Plus tard, lorsqu’on était face à face, je lui ai dit : « Vous savez qu’il y a des problèmes, il y a des problèmes avec les syndicats, il y a des problèmes avec les détenus. » Il me dit : « Ne me parlez pas de ça, ça ne me plaît pas qu’on me parle de ça. » Et il se mettait les doigts dans les oreilles. »

Le geste de Caszely est fort. Malgré une presse, contrôlée, qui lui préfère largement Elias Figueroa – immense défenseur sur le terrain, proche de la dictature dans les coulisses – El Chino Caszely est adoré du peuple, lui qui a emmené Colo-Colo en finale de la Copa Libertadores 1973 dont il termine meilleur buteur. Et Pinochet, qui apprécie par ailleurs le joueur dont il dit qu’il est « le premier gauchiste à jouer ailier droit » , ne peut laisser passer l’affront. Encore une fois, le Chinois parle : « J’arrive à l’aéroport et il y avait ma mère. Elle n’était pas dans son état normal, je la trouve triste, je la trouve introvertie. Je lui demande : « Quelque chose t’est arrivé, quelque chose s’est passé ? » Et mon vieux, qui était la personne la plus gentille qui existait, avait une figure très triste. Ma sœur pleurait. J’ai dit : « Quelque chose s’est passé ! » « Non. À la maison, on te racontera. » « Raconte-moi ! » « Non, on te dira à la maison. » Quand on arrive à la maison, ma mère me dit : « Viens, accompagne-moi dans ma chambre. » J’avais comme une boule dans la gorge. Elle s’assoit sur le lit et me dit : « J’ai été détenue. » « Il s’est passé quelque chose avec la voiture ? » « Non, j’ai été détenue et ils m’ont torturée. » « Maman, arrête avec ça, on ne joue pas avec des choses comme ça. » Elle s’est tournée vers la lumière et m’a montré sa poitrine avec sa brûlure. Elle m’a pris dans ses bras en pleurant, et j’ai pleuré comme un enfant. »

La dictature a touché Caszely au cœur. Déstabilisé, le fils de cheminot (comme Pablo Neruda) récolte le premier carton rouge de l’histoire de la Coupe du monde en assénant un coup de poing à Berti Vogts lors du premier tour (dans une poule hautement politique comprenant, outre le Chili, la RFA et la RDA). Le presse chilienne le moque, titrant « Caszely expulsé pour ne pas avoir respecté les droits de l’Homme » . L’ailier droit de gauche est interdit de sélection pendant 5 ans sur ordre du président de la Fédération chilienne de football, le général Humberto Gordon. Autant d’années passées en Espagne. Lorsqu’il revient, Caszely emmène son pays en finale de la Copa América 1979 (meilleur joueur), et réalise le doublé coupe-championnat avec Colo-Colo en 1981 (meilleur buteur). Mais la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays empêche toute contestation de celui qui se contente d’être El Rey del metro cuadrado. Rideau footballistique en 1985 au Barcelona SC de Guayaquil, en Équateur.

« Pur Chili, ton ciel bleu… »

Le troisième acte se déroule à la télévision, le 20 septembre 1988. La campagne du référendum bat son plein, entre les partisans et les opposants au maintien de Pinochet au pouvoir. Apparaît une femme, disant d’une voix monotone : « Je dois raconter une expérience très triste qui s’est passée après le coup d’État. J’ai été séquestrée loin de chez moi. Emmenée dans un lieu inconnu, avec un bandeau sur les yeux. J’ai été torturée brutalement. Il y a eu tant d’actes violents que je ne peux pas tout raconter, par respect pour mes enfants, mon mari et ma famille. Par respect pour moi-même. Les tortures physiques, on peut les dépasser, mais les tortures psychologiques, tu ne peux pas les effacer. Je ne peux pas les oublier, même aujourd’hui, je les ressens dans ma tête et dans mon cœur. C’est pourquoi je vais voter non. Pour que demain, ensemble, nous vivions dans une démocratie libre, sans haine, avec amour, avec joie. Et tout le pays, comme moi, pourra chanter : « Pur Chili, ton ciel bleu… » »

Changement de plan. Apparaît Carlos Caszely, un écusson de Colo-Colo en arrière-plan : « Pour cela aussi mon vote est non. Parce que sa joie est la mienne. Et ses sentiments sont les miens. Pour que nous vivions dans une démocratie libre, sans haine, solidaire, et qu’ensemble nous puissions partager. Parce que cette belle dame… C’est ma maman. » Avec cette intervention, Caszely réaffirme son orientation politique. Ce n’est pas anodin, alors que l’incertitude règne sur l’issue du vote. Finalement, le non gagne à 56 %, et les généraux des différents corps d’armée refusent de suivre Pinochet dans un second coup d’État. Des analyses postérieures ont estimé que l’intervention de Caszely a pu faire basculer 7% des indécis vers le non. Une intervention plus que symbolique dans le drame qui a secoué le Chili 17 ans durant. Et un nouveau coup d’éclat, réussi, qui a contribué à écrire les premières pages d’un destin nouveau pour le pays de Carlos Humberto Caszely, fils d’Olga Garrido.

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Par Éric Carpentier

Les monologues de Carlos Caszely durant l'acte 2 sont tirés de l'excellent documentaire Les Rebelles du foot de Gilles Rof et Gilles Pérez

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