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Algérie, le stade de dissidence
Alors que la rue algérienne proteste massivement contre le cinquième mandat présidentiel sur lequel lorgne Abdelaziz Bouteflika, la mobilisation des supporters des clubs de football, dont les slogans et chants pullulent dans les manifestations, est le symbole d'une jeunesse révoltée, qui s'est construite identitairement et politiquement dans les stades.
C’est un assemblage baroque de mots, de chants et de clameurs. À Alger, Béjaïa, Tizi-Ouzou, Bouira, Sétif ou Tlemcen, ça se bouscule, ça gueule, ça balance sans complexe ce qu’on a sur le cœur. Dimanche 3 mars, Abdelaziz Bouteflika a annoncé ce que toute l’Algérie redoutait : sa volonté de briguer un cinquième mandat à la présidence du pays. Alors, depuis plusieurs semaines, la rue algérienne a décidé de hurler sa colère. En tirant notamment son inspiration des stades, épicentres de la rage, et des supporters algériens, dont les slogans sont repris par la foule, pour clamer sa répugnance vis-à-vis d’un système démocratique décrit par beaucoup comme fantoche.
Regards critiques
Pour dénoncer le scandale, l’Algérie a donc puisé dans son football local. Dans les artères, sur les places, on scande « Pouvoir assassin, pouvoir assassin » , ou encore « Même si vous faites appel aux forces spéciales, il n’y aura pas de 5e mandat. » « Et tout ça, ce sont des slogans clamés depuis des années par les supporters de football. Celui sur le « pouvoir assasin »est par exemple chanté par les jeunes de Kabylie et notamment les fans du CR Belouizdad » , pose le sociologue algérien Reda Benkoula. Des supporters qui ne se sont eux-mêmes pas privés d’élargir leur contestation du pouvoir en dehors des stades : des fans du Chabab Belouizdad étaient ainsi récemment filmés dans le métro en train de chanter « Bouteflika le Marocain (il est né à Oujda, N.D.L.R.), il n’y aura pas de cinquième mandat ! »
Si les fans algériens agissent comme des prescripteurs dans la lutte anti-étatique, il s’agit évidemment de tout sauf d’une coïncidence. Voilà des années que la jeunesse du pays, confrontée à un taux de chômage endémique et des institutions ravagées par la corruption et le clientélisme, a fait du stade son terrain d’expression privilégié. Des enceintes sportives où on s’égosille pour tout : « Il y a d’abord un rejet massif du politique. Une des phrases emblématiques qu’on peut entendre dans les travées c’est « Il n’y a pas de président, il y a juste un cadre », reprend Reda Benkoula. Plus spécifiquement, certains supporters, comme ceux du Mouloudia Club d’Alger, chantent « On sait que le président n’est pas là, l’état est dans le coma ». »
« Je m’installe en Italie, avec une belle Italienne et je vis la belle vie… »
Ceci étant, les revendications ne sont pas que politiques. Au stade, on exprime aussi souvent un désir d’ailleurs, d’exotisme. « L’Europe, l’étranger sont fantasmés, ajoute Benkoula. On parle du fait de partir d’Algérie dans des bateaux de fortune, en référence aux Haragas, ces immigrés qui quittent le pays pour chercher une meilleure vie ailleurs. » Certains chants sont particulièrement savoureux à l’oreille, à l’image de ce refrain parfois entonné dans les travées de certains stades algériens : « Je n’arrive plus à vivre ici… je fais mes valises… je quitte le pays et je ne reviens plus… je m’installe en Italie, avec une belle Italienne et je vis la belle vie… »
Pour comprendre comment le stade algérien est devenu un haut lieu de contestation socio-politique, il faut néanmoins faire un grand écart de plus de 40 ans dans le passé. « Il faut distinguer plusieurs périodes, déroule le politologue algérien Youcef Fatès, maître de conférences à l’université Paris 10 et auteur de Sport et politique en Algérie. En 1962, l’Algérie devient indépendante, et le sport est tout de suite très encadré politiquement. » L’équipe de football du FLN a de fait déjà participé à valoriser l’image du nouveau pouvoir algérien à travers le sport.
1988, année tragique
« À l’époque, les jeunes dans les tribunes sont mobilisés et participent à la légitimation du pouvoir politique, analyse Youcef Fatès. Ensuite, à partir de 1977, est mise en place ce qu’on appelle la réforme sportive. » Les grands clubs algériens passent plus directement sous le contrôle du pouvoir, en étant parrainés par les plus grandes sociétés d’État, comme le géant de l’hydrocarbure algérien Sonatrach, la Société nationale de sidérurgie (SNS), la Société électronique Sonacat, la CNAN (une compagnie algérienne de navigation maritime, N.D.L.R.), etc. Si l’État resserre son emprise sur le sport, les supporters, à l’image de l’opinion algérienne, sont eux de moins en moins dociles. « Schématiquement, le FLN reste globalement populaire dans l’opinion jusqu’à la fin des années 1970. Après, les choses changent significativement… » , ajoute Youcef Fatès.
Par la suite, le grand succès historique du FLN, à savoir la conquête de l’indépendance, ne peut plus masquer les difficultés socio-économiques persistantes de la société algérienne. Début octobre 1988, de violentes manifestations éclatent dans plusieurs villes du pays, pour dénoncer l’incompétence et la corruption des élites économiques et politiques. « 88 a été une rupture totale, confirme Youcef Fatès. Les jeunes ont été mitraillés, assassinés. Ils ont compris qu’ils n’avaient rien à attendre de ce pouvoir-là. » Autre rupture majeure : la guerre civile algérienne qui débute fin 1991, quand le gouvernement annule les élections législatives après les résultats du premier tour, anticipant une victoire du Front islamique du salut. De quoi plonger le pays dans un chaos sécuritaire de dix ans, alors que divers groupes islamistes contestent la légitimité du pouvoir en place en prenant les armes.
« Le stade s’est transformé en une forme d’agora démocratique et politique »
Parallèlement, à la fin des années 1990, le sponsoring privé se développe au sein des clubs algériens. « On assiste alors à une libéralisation partielle des clubs » , ajoute Youcef Fatès. Cette mise en retrait relative de l’État dans le football algérien, auquel s’additionne le ras-le-bol croissant de la jeunesse algérienne, facilite alors le phénomène de politisation des stades. « Notez néanmoins que le pouvoir a aussi longtemps utilisé les stades comme une soupape de sécurité, nuance Fatès. Son idée, c’était : puisque la jeunesse doit bien se défouler, autant qu’elle le fasse dans l’enceinte sportive, plutôt que dans les rues. Mais ce raisonnement s’est au moins en partie retourné contre lui : le stade s’est transformé en une sorte d’agora démocratique et politique. »
Quitte à carrément inspirer et dynamiser la contestation actuelle. Même si la révolution, la vraie, celle qui permettrait de réellement destituer le clan Bouteflika, ressemble encore à une perspective lointaine. « Ce qui se passe dans les stades algériens est important. D’ailleurs le gouvernement a bien veillé à faire reporter de nombreux matchs du championnat national en février, note Reda Benkoula. Mais, jusqu’ici, des générations de jeunes se sont succédé et rien n’a changé… Il y a comme une illusion d’expression démocratique, dans les stades, dans les médias aussi – vous savez les journaux francophones algériens balancent pas mal sur le gouvernement par exemple –, mais c’est difficile de faire bouger les choses, on est en face d’un pouvoir tellement monolithique… » Reste tout de même cette jeunesse, qu’on disait résignée et dépolitisée, qui montre qu’il lui reste une bonne dose de dissidence dans les tripes. Et qui pourra quoi qu’il arrive toujours compter sur ses stades de football, pour entretenir la flamme de sa colère.
Par Adrien Candau
Propos de Youcef Fatès et Reda Benkoula recueillis par AC.