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Alfred Wahl : « Une décennie a suffi pour légitimer l’histoire du football »

Propos recueillis par Nicolas Ksiss-Martov
Alfred Wahl : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Une décennie a suffi pour légitimer l’histoire du football<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Alfred Wahl fut le premier, dans le petit cénacle des historiens « sérieux », à démontrer que le football pouvait représenter un véritable sujet d’étude digne de ce nom. À la fin des années 80 et au début des années 90, bien avant « la révélation » sociétale et branchouille de 1998, il publia quelques ouvrages fondateurs qui font toujours référence, et dirigea ensuite de nombreux étudiants sur le sujet. Si son nom n’arriva pas jusque dans les colonnes de la presse sportive ou sur les plateaux télé, il contribua avec humilité à donner ses lettres de noblesse universitaire au sport populaire par excellence. Il n’est pas toujours facile d’aimer le foot en France, alors le prendre au sérieux…

Vous êtes le pionnier de l’étude historique « sérieuse » du football en France, avec votre ouvrage « Les archives du football » paru en 1989, comment l’envie vous est-elle venue de vous pencher en historien professionnel sur le ballon rond ?

D’abord, ce choix a été tardif dans mon cursus. Après la soutenance de ma thèse de doctorat d’État sur un sujet bien différent et, fort de ma position du professeur, c’est-à-dire désormais plus indépendant, j’ai pu choisir librement un nouveau territoire de recherche. Originaire d’un milieu modeste et donc footballeur, j’ai pris conscience à l’époque de l’absence des sports dans les manuels généraux de l’histoire contemporaine ; à un moment où Outre-Manche, les travaux de Tony Mason, notre pionnier à tous, faisaient déjà autorité. Que signifiait cette inappétence des collègues vis-à-vis d’un phénomène aussi considérable du vingtième siècle ? La réponse réside sans doute dans le fait que les historiens universitaires du début des années 1980 venaient très majoritairement d’un milieu étranger au domaine du football. Ils distinguaient encore, peut-être implicitement, des champs de recherche qui seraient nobles et d’autres pas. Alors même que la délinquance et d’autres phénomènes comme la marginalité ont trouvé leurs historiens, rien de tel pour le football, peut-être trop banalement de nature populaire. Quoi qu’il en soit, il a été aisé ensuite de montrer que l’histoire du football offrait un panel plus que suffisant de chantiers de recherche : une histoire économique et sociale, politique, une histoire des relations internationales, d’autres encore. Pour cause de conquête de légitimité, il a fallu se concentrer sur ces domaines et laisser provisoirement de côté tout ce qui concernait le jeu lui-même ; il a fallu montrer que l’histoire du football pouvait apporter un complément à l’histoire générale.

Comment le football s’est-il ensuite forcé un chemin dans le monde universitaire ?

Pour que l’histoire du football obtienne la reconnaissance en tant qu’objet sérieux, il fallait encore l’aval des maisons d’édition diffusant ordinairement les ouvrages des historiens universitaires. On peut résumer ainsi les premières réponses que j’ai reçues, négatives : « Les personnes qui lisent des livres de la plume d’universitaires ne s’intéressent pas au football et celles qui s’intéressent au football ne lisent pas » . En 1989, les éditions Gallimard ont osé passer outre. Un événement a permis de rompre partiellement la barrière de cette méfiance : la Mondial de 1998 en France. Les intellectuels médiatisés et habitués des écrans et jusque-là dédaigneux à l’égard du football se sont subitement précipités sur les plateaux pour parler du phénomène en experts. Pour la plupart, ils avaient jusque-là sciemment camouflé leur intérêt pour le football pour ne pas dénoter dans un milieu où il convenait de le regarder avec dédain ou condescendance. Dès lors, traiter du phénomène football est devenu légitime. Des étudiants passionnés de ballon rond avaient déjà approché leurs professeurs d’histoire contemporaine pour leur proposer la rédaction d’un mémoire sur le sujet, ce qui jusque-là paraissait impensable. Devant l’afflux des demandes et après une période d’hésitation, ces derniers ont cédé. Ainsi, les années 1990 ont ouvert la voie ; plusieurs thèses de doctorat ont ensuite été soutenues. Le rythme s’accélère aujourd’hui. À peine plus d’une décennie a suffi pour légitimer l’histoire du football, ce phénomène essentiel du XXe siècle.

Comment distinguer la recherche historique sur le foot de l’analyse sociologique ? Le souci de l’archive ?

Cette question est intéressante. Au moment d’entamer mes recherches sur l’histoire du football dans ses diverses dimensions, il n’existait pas d’interlocuteurs en histoire contemporaine. Il a fallu se tourner vers les quelques chercheurs de l’histoire des activités physiques des STAPS, des sociologues, suivre leurs travaux, y glaner des méthodes et des concepts pour les adapter à la discipline historique. L’autonomisation a suivi rapidement. Il n’en reste pas moins que les sociologues ont longtemps conservé une avance et la collaboration entre les deux types d’approche ne s’est pas démentie. Il est banal de rappeler que les sociologues décrivent, analysent et interprètent les problèmes du présent alors que la spécificité de l’historien est d’abord l’étude des changements qu’il doit s’efforcer de décrypter. Ce faisant, le chercheur apporte un éclairage nouveau et complémentaire de l’histoire contemporaine qu’il enrichit au moyen d’une nouvelle approche et des sources inédites qu’il s’efforce d’inventer.

Quels sont les grands ouvrages fondateurs de l’histoire du foot à lire absolument ?

Les travaux sur le football publiés par des universitaires sont encore peu nombreux. Les mémoires rédigés par des étudiants abondent en revanche déjà depuis une dizaine d’années ainsi que les articles dans des revues scientifiques. On peut évoquer aussi les thèses de doctorat, souvent éditées ainsi que des livres, fruit d’une recherche. Citons les noms de Pierre Lanfranchi, Paul Dietschy, Didier Rey, Yvan Gastaut, Stéphane Mourlane, Olivier Chovaux, Xavier Breuil, Jean-Sébastien Gallois ou Julien Sorez, et j’en oublie.

Avez-vous le sentiment que les journalistes possèdent suffisamment cette « culture » historique du foot ? Les joueurs ? Les dirigeants ?

L’essentiel des ouvrages de la plume de journalistes ne répondent pas aux critères de la recherche historique ; parce qu’ils visent un public plus large, ils n’ont d’ailleurs pas cet objectif. Ils cherchent avant tout à décrire les compétitions. Parmi les exceptions, citons les cas de Didier Braun, qui dispose d’une solide formation d’historien, malheureusement prématurément interrompue. Écrire l’histoire de ce sport n’est le souci ni des joueurs ni des dirigeants. Il faut saluer ici l’initiative du vice-président Burlaz autour de 1990, qui a mis en place à la FFF un groupe pour l’étude de la mémoire et de l’histoire du football avec l’objectif d’instaurer une épreuve de connaissance de ce sport pour l’obtention du diplôme d’éducateur du football. Le président Claude Simonet y a mis fin dès le début de son mandat.

Quelles seraient les thématiques qui resteraient à explorer ? Par exemple, on a le sentiment de manquer de véritables biographies de grands footballeurs (on pense au décès récent d’Eusébio) ?

Pour des raisons exposées plus haut, il a fallu aborder l’histoire du football sous l’angle économique et social ou politique. La légitimation était à ce prix. En fait, les thématiques étaient bien plus diversifiées. C’est pourquoi, et une fois la reconnaissance acquise, j’ai appelé à aborder aussi le jeu lui-même, par exemple l’évolution des tactiques mises en œuvre, celle des dispositions des joueurs sur le terrain et le rôle dévolu à ces derniers, etc. Les biographies ou « autobiographies » des joueurs constituent la partie la plus faible de l’histoire du football, généralement l’œuvre de journalistes avec leurs clichés, leur conformisme et leur interchangeabilité. Par exemple, à propos de Raymond Kopa : « Il a bien fallu que le jeune Raymond descende à la mine pour faire bouillir la marmite de la famille » . Sans tenir compte ensuite de la condamnation qui a suivi sa révolte contre le statut du joueur d’un autre âge. On pourra se reporter à mon essai sur ce joueur ou à celui de Pierre Lanfranchi sur Mekhloufi pour découvrir une vision très différente. Ici tout reste à faire.

Vous avez publié en 2013 un ouvrage consacré à la Coupe du monde de football, c’est étrangement un cas assez peu étudié en tant que tel ?

La Coupe du monde a ses historiens ; en fait des journalistes qui souvent ont réuni leurs reportages parus dans des quotidiens ou des hebdomadaires. C’est pourquoi les grands enjeux intéressant les historiens n’y apparaissent que fortuitement. Le récit est généralement positif et enthousiaste parce qu’il faut que le tournoi soit toujours réussi. Rappelons simplement que les journalistes ne sont pas des observateurs totalement neutres, la presse étant depuis les origines un partenaire du football qui dépend des succès de compétitions comme le Mondial. Cependant, ces ouvrages ont l’immense mérite d’offrir à l’historien un matériel factuel considérable qu’il peut ensuite interpréter en s’appuyant aussi sur des sources complémentaires.

Vous commencez par rappeler qu’au départ de l’idée d’une Coupe du monde de football, se trouve la rivalité entre le CIO et la FIFA ?

Les Jeux olympiques avaient accueilli un tournoi de football amateur dès 1900. À partir de 1912, le CIO a laissé le soin à la FIFA, fondée en 1904, d’en assurer l’organisation matérielle. L’apogée du tournoi de football des J.O. se situe en 1924 et 1928 où il a procuré la recette la plus importante de toutes les compétitions. L’idée de se rendre autonome des J.O. occupait les esprits des dirigeants de la FIFA dès le milieu des années 1920. Elle s’est concrétisée ensuite pour deux raisons essentielles : l’intransigeance du CIO arc-bouté sur la défense de l’amateurisme par esprit de caste, et l’aversion qu’éprouvaient ces aristocrates pour le football déjà en partie démocratisé ou comptant des fédérations nationales professionnelles. Après 1930, le tournoi de football des J.O. opposant des équipes formées d’amateurs est désormais éclipsé par la Coupe du monde.

Est-il possible de trancher entre Delaunay et Rimet quant à « l’invention » de la Coupe du monde ?

Impossible d’attribuer avec certitude la paternité de la Coupe du monde à Jules Rimet ou à Delaunay. L’un et l’autre l’ont revendiquée, Delaunay avec davantage de fougue parce qu’il se sentit dépossédé de ce qu’il considérait comme son œuvre lorsqu’elle a été appelée Coupe Jules Rimet en 1948. Selon ses propres dires, Rimet y aurait pensé la première fois en 1924. En président avisé de la FIFA et bon diplomate, il voulait atteindre son but sans brusquer ses collègues opposés. Il a laissé Delaunay mener les opérations tambour battant et avec succès. Ainsi, chacun a pu revendiquer légitimement la paternité du Mondial.

À travers l’évolution de cette compétition, on mesure à quel point le football s’autonomise au sein du champ des sports, son triomphe populaire et mondial lui octroie une réalité spécifique, comment l’expliquer ?

Une évidence d’abord : le football s’est étendu dans le monde entier. Il y a peu de territoires où il n’est pas ou pas encore le sport-roi. Il existe des tentatives d’explication plus ou moins convaincantes : l’extrême modestie du matériel nécessaire pour sa pratique, l’utilisation aisée de surfaces planes sans installations coûteuses, simplicité des règles notamment. Peut-être existe-t-il des interprétations que j’ignore. J’évoquerai seulement un fait d’ordre anecdotique. Dans un film de Pagnol, on voit César et Panisse et leurs complices assis à une terrasse de café après avoir placé sur le trottoir un gros caillou couvert par leur soin avec un chapeau et s’esclaffant quand la quasi-totalité des passants masculins s’empressent de donner un coup de pied dans ce piège tendu pour eux. Ne s’agirait-il pas là d’un geste réflexe qui expliquerait un tropisme spontané pour le jeu de balle au pied ?

Comment interprétez-vous l’attribution du Mondial au Qatar au regard de la longue durée historique de la Coupe du monde, notamment dans le rapport à l’argent et au monde politique ?

À l’origine, les promoteurs du football étaient des prosélytes animés par la volonté de propager la pratique de leur jeu. L’une des ambitions étant de contribuer par le biais des rencontres internationales à la pacification des rapports entre les États. Avec la Coupe du monde, d’autres facteurs sont intervenus. Ainsi, le choix du lieu de la première édition, l’Uruguay, répondait au désir de ce pays de profiter de l’événement pour mieux s’inscrire dans le concert des nations au moment de fêter le centenaire de son indépendance. Mais déjà, avec l’aspect politique, l’aspect financier a joué, les concurrents ayant retiré leur candidature lorsque l’Uruguay s’est engagé à prendre en charge tous les frais. Ensuite, l’alternance Europe-Amérique du Sud a dominé, mais pas systématiquement. Le choix de la Suisse (1954), puis de la Suède (1958) avec leurs stades de taille modeste montre que l’aspect financier ne se révélait pas encore exclusif. Depuis la présidence de João Havelange en 1974 s’est imposé un double objectif : achever la mondialisation du jeu et par ce biais atteindre les grands marchés mondiaux pour assurer à la FIFA de grands profits : États-Unis, Japon, Corée du sud. Le choix du Qatar pour 2022 répond au désir de pénétrer le monde arabe et à la volonté de satisfaire le Qatar, grand investisseur potentiel, notamment pour la France. Il n’a échappé à personne que Michel Platini, appelé à participer au choix du candidat pour 2022, a été invité peu avant à la table du président de la République française et sans doute pour parler d’autre chose que de football. Ses démentis n’ont convaincu personne, connaissant les intérêts économiques et financiers en jeu entre les deux pays.

Vous consacrez un chapitre aux supporters et aux spectateurs, un domaine généralement abandonné aux sociologues, est-il possible d’écrire une histoire des tribunes ?

Un certain nombre de sociologues se sont en effet penchés dessus pour la période récente ou actuelle. Il reste que le sujet possède aussi une dimension historique qui n’est pas de leur ressort. Aux historiens de s’en emparer. Rappelons seulement que les aristocrates et autres grands bourgeois, c’est-à-dire les premiers joueurs et dirigeants, n’ont pas souhaité la présence de spectateurs, sinon les proches du même milieu social. Les autres étant incapables de comprendre les enjeux « nobles » des rencontres. Le travail des historiens consistera à établir et à expliquer le processus des changements survenus jusqu’à nos jours. La question englobe aussi l’intéressante histoire des stades, de leur taille, de leur architecture, de leurs équipements de plus en plus complexes. Les perspectives de recherche ne manquent pas.

À lire : Alfred Wahl – Histoire de la Coupe du monde de football. Une mondialisation réussie – P.I.E. Peter Lang, 2013

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