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À Mitrovica, la ville est divisée en deux, son football aussi

Par Thomas Andrei, à Mitrovica (photos : Theo McInnes)
À Mitrovica, la ville est divisée en deux, son football aussi

Lorsque le Kosovo joue la Turquie, on se souvient toujours d’un match amical, disputé à Mitrovica, quand le petit État n’avait pas encore le droit de jouer des matchs officiels. Divisée entre Serbes orthodoxes au nord et Albanais musulmans au sud, la ville reste comme un rappel persistant de la guerre qui fit près de 14 000 morts en 1998 et 1999. L’existence de trois clubs de foot du même nom, deux au sud et un au nord, n’arrange pas les choses.

« Welcome to Hell. » Voilà ce qu’on peut lire, tagué à la bombe, sur des murs à l’entrée de Pristina. Pourtant, si la capitale kosovare est toujours pauvre et chaotique, elle n’est pas la plus à plaindre. Au nord, après une quarantaine de kilomètres de routes de campagne et de zones industrielles mornes, sur lesquelles les 4×4 kaki de la KFOR circulent encore, on distingue une grande croix plantée dans la montagne. Soudain, sur la gauche, des centaines de toits orangés et quelques barres d’immeuble : Mitrovica, la ville martyre du conflit. Ici, ne cherchez pas de restaurants branchouilles, comme on peut en trouver à Pristina. Rouler dans les petites rues où deux véhicules qui auraient le malheur d’être là au même moment pourraient à peine cohabiter permet de faire connaissance avec un terre-plein défoncé et des boutures de fleurs écrasées sur le côté. Quelques mètres plus loin, un changement d’ambiance : un portrait de Vladimir Poutine au-dessus d’un magasin, des plaques annonçant SRB et non KSV, des devantures écrites en cyrillique et surtout, un immense drapeau serbe au-dessus de la route. Bienvenue dans la partie nord de la ville. Changement de pays. Du moins d’un point de vue objectif : Belgrade considère toujours le Kosovo comme une province serbe autonome et Pristina voit Mitrovica comme un territoire pleinement kosovar. Pour les habitants, c’est différent.

C’est en juin 1999, à la fin de la guerre entre le régime de Slobodan Milošević et l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) que les troupes de l’OTAN coupent la ville en deux. Au milieu, la rivière Ibar sert de frontière naturelle. Des familles serbes doivent quitter leur maison dans le sud, des familles albanaises disent adieu à leur appartement du nord. En 2008, le Kosovo met fin à la tutelle internationale et déclare son indépendance. Cinq ans plus tard, après un regain des tensions, un accord est signé à Bruxelles afin de normaliser les relations entre les deux pays. Si les rapports entre communautés se veulent apaisés, si les « bagarres entre gamins » ont remplacé les émeutes, la rancœur est forcément tenace sur les deux rives de l’Ibar.

« Le Kosovo est serbe, la Crimée est Russe » mural à North Mitrovica

Tsar Lazar & Dejan Stanković

Au centre de North Mitrovica trône l’imposante statue du tsar Lazar, seigneur des Serbes au XIIIe siècle et martyr orthodoxe. Placé là en juin 2016, le doigt pointé vers le sud, le monument est loin d’être un signe d’accalmie. C’est là que Dusan Grujić*, cheveux bruns bien coiffés, sweat-shirt foncé et veste de sport, donne rendez-vous. Depuis 2009, cet employé municipal est l’homme à tout faire du FK Trepča Kosovska Mitrovica, l’équipe de la partie serbe. Pour accéder au bureau du club, dans un immeuble datant des années 1970, on passe par un débarras, encombré de fauteuils poussiéreux et de vieilles chaises cassées. La pièce principale – son grand bureau en bois foncé, ses dizaines de cadres photo et trophées accrochés aux murs – revêt en revanche un charme tout soviétique. Sur une photo, on reconnaît la ganache vieillie de l’ancien de la Lazio et de l’Inter Dejan Stanković, un héros de Dusan : « Il est venu nous rendre visite en mars 2015, raconte-t-il avec un grand sourire. Il a apporté des maillots, des ballons, pas mal d’équipements. » Il faut dire que pour le FK Trepča, toute aide est la bienvenue. Actuellement 8e de la Morava Zone League, équivalent de la CFA serbe, le club présente un budget annuel de 800 000 dinars. Soit 6500 euros. Si Belgrade reste attaché à sa province, les aides apportées au club sont faméliques : « L’État ne donne rien. La ville couvre en revanche le transport, les repas et l’organisation des matchs. Les joueurs et entraîneurs ne sont payés que de temps à autre, quand des amis du club font une donation. » Dusan ne perçoit aucun salaire, si ce n’est quelques centaines d’euros en forme de récompense quatre fois l’an.

Un bus abimé traverse Mitrovica nord

Autrefois, le club était pourtant puissant et prospère. Fondé en 1932, le FK tire son nom des mines de Trepča. Longtemps poumon économique du Kosovo, elles finançaient également le club jusqu’à l’éclatement de la guerre en février 1998. Mais les divisions entre communautés serbe et albanaise sont plus anciennes. « À partir de 1989, les Albanais ont quitté leurs positions dans les usines, les écoles et dans le football aussi. Ils ne voulaient plus être avec les Serbes, assure Dusan, avant de préciser :Des Albanais ont joué avec nous jusqu’à 1993. On ne les a pas foutus à la porte, ils ont juste décidé de créer leur propre club. »

Question de point de vue

C’est ainsi qu’est lancé le Klubi Futbollistik Trepça Mitrovićë, en langue albanaise. Champion en 2010, le club a fini avant-dernier de la Raiffeisen Superliga, la première division kosovare. Aujourd’hui, ses dirigeants, comme Nexhmedin Haxhiu, racontent l’histoire d’une autre manière que leurs homologues du nord. Président du club depuis 2005, il explique : « Avant, on était tous amis. Puis quatre ans avant la guerre, tout s’est arrêté. » Cousin de Nexhmedin et son prédécesseur au club, Bekim Haxhiu raconte : « Sous Milošević, les Albanais étaient virés de leurs emplois, des écoles et également conduits à quitter les terrains de sport. Le régime plaçait des dirigeants inacceptables, comme le criminel de guerre Željko Ražnatović, dit Arkan. » Le militaire est nommé en 1997, mais la répression du peuple albanais commence bien avant. En 1989, le gouvernement autonome du Kosovo, établi par Tito, est supprimé. Suivant une logique de « serbisation » , le régime de Milošević réagit aux velléités indépendantistes en fermant également les journaux et radios en langue albanaise. Dès 1991, les Kosovars albanais décident de quitter la ligue yougoslave. Dans le reste du pays, la rupture est claire et nette. Les Albanais arrêtent de jouer contre et avec des Serbes. C’est la mixité religieuse et communautaire de Mitrovica qui crée une confusion et l’émergence de deux clubs frères ennemis, se réclamant chacun comme le vrai club de Trepça. Ou Trepča.

Même conflit autour du stade historique du club, situé au sud. Bâtie en 1938, l’enceinte porte jusqu’à la guerre le nom de Trepça Stadium. C’est ici que l’équipe dispute ses rencontres les plus importantes, comme celles qui la mènent en finale de Coupe de Yougoslavie en 1978. À la fin des combats, on donne au stade le nom d’Adem Jashari, fondateur de l’UÇK. Pour les Albanais, il s’agit de la propriété légitime du KF Trepça. Lorsque le Kosovo reçoit l’autorisation de la FIFA de jouer des matchs amicaux, c’est donc là que la sélection se rend pour affronter Haïti et la Turquie en mars 2014. Un scandale, pour la partie serbe. Toujours en rogne, Dusan Grujić s’esclaffe : « Cela ne vous poserait-il pas problème qu’une province déclare son indépendance et se mette à jouer des matchs comme un pays souverain ? Cela vous dérangeait-il qu’une personne occupe votre maison et dise qu’elle est à elle ? Comment vous sentiriez-vous ? C’est comme ça qu’on s’est senti ce jour-là. »

Feux d’artifice et chiens errants

Évidemment, la population du sud garde elle de merveilleux souvenirs des deux rencontres, de la foule dans les rues et des feux d’artifice. Deux ans après, on en parle encore. Lulzim Imeri est porte-parole et chef de la sécurité du KF Trepça ’89. Un troisième club, créé dans le sud en 2002 à la suite d’un rebranding du jusqu’alors nommé Minatori ’89. Histoire de compliquer encore plus les choses. Aujourd’hui, il évoque l’ennuyeux 0-0 face à Haïti avec un grand sourire ému : « C’était formidable. J’étais avec des amis et on a pleuré pendant quatre-vingt-dix minutes. Nos enfants nous demandaient pourquoi. Ils ne peuvent pas comprendre. Les Serbes n’étaient pas contents, mais on s’en foutait ! »

Belgrade est à l’époque loin de s’en foutre et fait en représailles pression sur la FIFA pour annuler la candidature du Kosovo. Les matchs suivants se déroulent donc sur terrain neutre ou à Pristina. En octobre 2016, la sélection kosovare joue son premier match de qualification à domicile à Shkodër, en Albanie. Accord des Serbes ou non, le vieux stade de Mitrovica, comme tous ceux du pays, est loin de remplir les normes FIFA. Et ce n’est rien de le dire. À part l’entrée principale, chaque local autour du stade est éventré, bourré de détritus puants et laissé à l’abandon. Sur les grilles blanches, des symboles interdisent l’entrée du stade si muni de drogue, pistolets ou couteaux. Au cas où.

Que ce soit au nord ou au sud, les deux communautés ont en commun le manque d’infrastructure et la pauvreté. Autour du stade Adem Jashari, les habitations ne sont jamais totalement finies. Des étages ne sont construits qu’à moitié, les briques sont apparentes, des chiens errants traînent autour de gamins en vélo circulant entre les déchets. Au nord, ce n’est pas beaucoup mieux. Mais alors que les Kosovars ont un pays, des stades et une sélection à construire, les Serbes de Mitrovica n’ont pas grand-chose pour les porter. Seul un club de foot pour mettre le quotidien de côté. Autre point commun, les membres des deux clubs sont heureux d’évoluer dans leur ligue respective.

Si le schisme du football à Mitrovica est fait pour durer, le reste s’améliore. Dusan et Lulzim s’accordent à dire qu’aller boire un café dans l’autre zone ne pose plus vraiment de problème. Imaginer leurs enfants en couple avec un gamin issu de l’ancien ennemi est en revanche impensable. Mais Dusan ouvre la porte : « Aujourd’hui, c’est encore impossible. C’est trop tôt. Mais dans quelques générations, pourquoi pas. Une fois que je serai mort, mes enfants pourront faire ce qu’ils veulent ! » Des mariages, un jour. Des clubs de football réunifiés, probablement jamais.

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Par Thomas Andrei, à Mitrovica (photos : Theo McInnes)

*le nom a été modifié

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